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Les données comme nouvelle infrastructure du travail : quelques points de repères

Publié le 21/10/25

L'auteur

Alain Rallet est professeur émérite de sciences économiques à l’université Paris Saclay, membre du conseil scientifique de la 37e session nationale de l’INTEFP.

L'auteur

Alain Rallet est professeur émérite de sciences économiques à l’université Paris Saclay, membre du conseil scientifique de la 37e session nationale de l’INTEFP.

« La digitalisation de l’entreprise et la transformation du travail à l’heure des big data », thématique de cette session nationale, renvoie à différents aspects qu’il est difficile d’appréhender dans leur ensemble compte tenu de leurs caractères multiformes. Cette présentation, introductive aux travaux qui vont se dérouler sur plus d’une année propose par conséquent de livrer une clé d’interprétation du sujet en se centrant sur deux questions : de quoi parle-t-on ? et comment l’aborder ? 

Il convient tout d’abord de prendre un certain nombre de précautions, ne pas succomber à un certain nombre d’‘effets, l’effet de sidération, l’effet hype c’est-à-dire l’effet de mode, l’effet de nouveauté radicale et le techno déterminisme.

L’effet de sidération fait référence aux émotions actuelles que suscitent les termes même de digitalisation, de transformation à l’heure des big data. En témoignent les images inquiétantes, souvent véhiculées autour du numérique, peuplées par exemple de 0 et de 1, qui, lorsque l’on passe à l’inconscient, renvoient à un monde relativement opaque où la figure humaine disparaît.

Le numérique est ponctué par des modes successives, par des termes qui font le buzz et se succèdent. Si l’on se réfère à la courbe du cabinet de conseil Gartner[1], l’effet de mode produit d’abord une phase croissante, déclencheur de la « nouvelle technologie », à laquelle succède, après un pic, une phase désillusion suivie d’une phase d’éclaircissement où apparaissent les vrais enjeux et la manière de transformer cette technologie en instrument de productivité. Dans la mode actuelle, il y a évidemment big data, dont on voit en termes d’occurrence de ce terme aux Etats-Unis qu’il est déjà dans la phase descendante, au risque que d’ici trois ans il ne soit quasiment plus employé. Concernant l’intelligence artificielle déjà en débat depuis un moment, on est plutôt sur un plateau même si l’on constate une croissante des occurrences dans l’emploi de ce terme ces derniers temps. Au-delà du buzz et des mots qui entourent le numérique, la question est d’identifier ce qui est en jeu et d’en fournir une interprétation.

L’effet de « nouveauté radicale » peut aussi être trompeur puisque l’on serait toujours dans le cours d’une révolution fondamentale. Cela a été l’internet, les outils mobiles ; c’est maintenant le big data et l’intelligence artificielle. La discontinuité est alors survalorisée par rapport aux éléments de continuité. Or, Il faut réinscrire les éléments de rupture dans une continuité puisque c’est une révolution technologique qui a commencé dans les années 60. 

Le techno-déterminisme, le fait que la technologie déterminerait les phénomènes sociaux, est là aussi un effet auquel il faut prendre garde de succomber. Les nouvelles technologies n’induisent par elles-mêmes aucun changement particulier. Elles ouvrent un espace de possibles. Ce sont d’autres facteurs qui vont être déterminants et les effets produits vont en particulier dépendre des contextes d’utilisation et donc de l’usage de ces technologies. Le techno déterminisme est constamment relancé par les nouvelles vagues de technologie soumises à un progrès technique très rapide dans le digital. Prenons quelques exemples.

La technologie informatique a évolué progressivement dans son histoire vers des outils décentralisées et centrés vers l’utilisateur final. Ce produit de l’évolution technologique est en fait aussi un produit de l’histoire sociale largement déterminée par l’idéologie fondatrice de l’internet dans les années 70 et 80.   Mais ces technologies qui s’orientent vers des usages décentralisés centrés sur l’utilisateur peuvent servir à des fins différentes. Elles n’induisent pas de modèle d’organisation particulier. Elles peuvent servir aussi bien à centraliser des organisations qu’à les décentraliser, à favoriser des organisations hiérarchiques plutôt qu’à favoriser des pratiques collaboratives horizontales, à stresser le travail plutôt que l’inverse. 

Un deuxième exemple porte sur les effets du digital sur l’organisation du travail. Tous les effets sont possibles a priori. Ces technologies peuvent permettre de supprimer des tâches routinières, ingrates, pénibles, et elles peuvent permettent d’enrichir le travail, c’est-à-dire d’offrir un travail qui est une plus forte valeur ajoutée. En même temps, elles peuvent créer de nouvelles contraintes, en particulier insérer les travailleurs dans des « chaînages informationnels », c’est-à-dire une forme de taylorisation du travail tertiaire. On peut également avoir les deux types d’effets, les technologies pouvant diversifier, enrichir le travail tout en créant de fortes contraintes nouvelles sur les employés.

Troisième exemple, le débat sur les biais des algorithmes. Aujourd’hui, la mode c’est de se méfier des algorithmes. En particulier, on essaie de lutter contre les biais des algorithmes puisque, sous couvert d’une technologie qui se présente comme neutre, les décisions prises par ces algorithmes seraient en vérité biaisées.  En réalité, un algorithme est une procédure de calcul qui s’applique à un jeu de données. En tant que telle, une procédure de calcul n’a pas d’intelligence propre. Elle n’a que l’intelligence que lui donne les instructions des hommes qui ont construit l’algorithme. Très souvent, le biais est dans le jeu de données qui ne fait que refléter l’organisation sociale, et non pas dans la procédure de calcul. Accuser l’algorithme plutôt que l’organisation sociale, c’est donc se tromper de cible.
 

[1] Cf. le « cycle de hype », marque déposée du groupe Gartner

Il n’y a pas de fatalité technologique

En revanche, il y a un certain déterminisme sociotechnique externe : de quoi s’agit-il ?

Prenons l’exemple tiré d’un mémoire présenté par un étudiant en alternance dans un établissement bancaire pour illustrer cette hypothèse. Les documents établis par l’entreprise faisaient toujours référence au terme de « transformation digitale » sans pour autant définir ce que cela voulait dire, et sans même se référer à des technologies. L’échange avec la direction a permis d’expliciter cette démarche de « transformation digitale ». Il s’agissait d’introduire dans l’organisation non pas tellement des technologies mais une « culture digitale », celle-ci étant acquise à l’extérieur, dans l’espace domestique, par la nouvelle génération « biberonnée » par le web 2.0.

Le terme de web 2.0, diffusé à l’origine par Tim O'Reilly, fondateur d’une maison d’édition spécialisée en informatique, a été utilisé dans les années 2005. Il repose sur trois notions : la production des ressources relève des utilisateurs finaux[2] ; le réseau ainsi constitué est utilisé comme plateforme collaborative ; couplé à l’intelligence collective, il permet de fournir de meilleurs services que ceux pensés de manière traditionnelle.

S’est alors formé une contradiction que certains nomment « transformation digitale » : comment incorporer cette nouvelle génération éduquée aux outils collaboratifs, à la production de contenus et à la coopération dans des organisations qui restent fondamentalement hiérarchiques ? Comment transformer digitalement l’entreprise et sa verticalité traditionnelle au sens où l’on est capable d’incorporer cette nouvelle culture digitale horizontale ?
 

[2] end users (user generated content)

Continuité et discontinuité : l’algorithmisation des entreprises

Quand on regarde ce qu’il y a de nouveau depuis les années 60, s’est en fait constitué progressivement ce que l’on peut appeler l’« algorithmisation » des entreprises. Cette notion introduite dans les années 2000 pour qualifier le changement opéré par l’informatisation des entreprises[3] peut se définir comme le pilotage de l’organisation et du travail par un système d’information qui automatise la coordination de tous les acteurs de l’organisation dans un temps quasi-réel.

Au-delà de la notion proprement dite d’algorithme, elle se traduit dans les années 80 par la constitution pour les grandes entreprises d’un système d’information interne avec également un système de relations externes via l’échange de documents informatisés.

Dans une seconde étape, l’avènement d’internet, ou plus précisément la décision de Bill Clinton en 1995 d’ouvrir internet au-delà du monde militaire et de la recherche, permet le développement de l’informatique en réseau. Suit le développement d’outils informatiques miniaturisés puis mobiles, associé à la pervasiveness de l’informatique. L’informatique ne limite pas à l’ordinateur classique. Il se diffuse à des objets connectés. 

La capacité à traiter de vastes ensemble de données hétérogènes, structurées ou pas, constitue la dernière strate grâce au big data, à laquelle il faut ajouter aujourd’hui la couche de l’intelligence artificielle.

Le développement des systèmes d’information avec l’extérieur a joué un rôle moteur dans cette évolution, notamment dans le développent de nouveaux services au client fondés sur la collecte et le traitement de données.

Désormais, on peut donc dire que le système d’information interne et externe d’une entreprise c’est véritablement sa nouvelle infrastructure.
 

[3] Cf. Commissariat général du Plan – rapport « Technologies de l'information, organisation et performances économiques » Eric Brousseau, Alain Rallet, 1999 

Deux composantes de l’algorithmisation ont des effets sur le travail et l’emploi

La dématérialisation croissante des tâches et l’abstraction du travail

L’exécution d’une tâche consiste le plus souvent à collecter et faire circuler de l’information dans un rapport avec un objet qu’est l’ordinateur. On le voit y compris dans l’industrie avec une déconnexion progressive des tâches par rapport à leurs supports physiques. 

Cette dématérialisation provoque une abstraction du travail, et la confrontation du salarié aux instruments physiques se fait par l’intermédiaire de la manipulation de données. 

L’informatisation de la relation

Dans un premier temps, l’informatisation a  porté sur les postes de travail. Depuis l’informatique en réseau, elle porte sur l’interaction. Cette mise en relation créé une mise en tension de l’organisation puisque tous les postes deviennent interdépendants à travers cette circulation de l’information avec les autres employés mais aussi avec l’extérieur de l’entreprise, les clients en particulier. Cette mise en tension généralisée de l’ensemble de ces acteurs modifie considérablement la représentation que chacun a de son travail et de sa place dans l’organisation.

Deux types de conséquences sont utiles à distinguer.

Le premier type de conséquences relève de transformations que l’on peut objectiver au sens où on peut les repérer, les mesurer. Il s’agit de tous les impacts sur les métiers, les compétences, l’emploi, la formation. Ces transformations extrêmement importantes, qu’il n’est d’ailleurs pas nécessairement aisé de modéliser, répondent à des problématiques connues et sont des objets classiques du dialogue social.

Un deuxième type de conséquences est tout aussi important. Peut-être moins traité, en tout comme objet du dialogue social, il porte sur le travail lui-même, c’est-à-dire le travail défini comme une activité et non comme un emploi. Il s’agit donc de conséquences sur la subjectivité au travail, la façon dont les personnes ressentent le travail, sur le sens qu’ils accordent au travail, la représentation qu’ils ont du travail.   

Le numérique impacte très fortement la subjectivité au travail pour trois raisons essentielles :

On assiste à un éclatement des limites du travail et de son cadre spatio-temporel. L’entreprise n’est plus une unité de temps et d’action. Le travail n’est plus lié à des supports physiques qui l’assignait à des temps et des lieux de travail particuliers. Conséquence de son processus d’abstraction, « le travail devient partout ». Il peut s’exercer en dehors du lieu de travail dans des espaces multiples. Sur le plan temporel, on constate aussi une dispersion du travail, avec un effacement des frontières entre vie professionnelle et vie privée.

Le « contrôle semble partout », la surveillance omniprésente. 

Ce contrôle pose la question de la vie privée dont l’un des attributs est l’autonomie, au sens du désir humain d'indépendance par rapport au contrôle des autres, de contrôler sa propre personne et son propre temps. La mise sous tension des relations fait que l’on cesse un peu de s’appartenir. On appartient autant aux autres qu’à soi-même, ce qui introduit une surveillance généralisée, ou « data panoptisme », qui est une contrepartie de la centralisation des données. On peut ainsi analyser les comportements des individus à la fois au travail et hors travail. Tout cela nourrit une crainte de n’être plus qu’un objet des algorithmes et non plus d’être un sujet au travail.

La dématérialisation provoque une intensification du travail.

Le travail a tendance à se dérouler sous contrainte temporelle constante. Il s’accompagne d’un fractionnement de l’activité de travail. On devient « multitâches », avec une constante interruption du travail par les sollicitations externes. Le travail devient haché ce qui donne le sentiment de ne plus s’appartenir. On n’est plus totalement maitre de l’occupation de son temps de travail, ce qui favorise l’activité de travail hors des horaires officiels pour reconstituer l’unité et la cohérence dans son travail.

Le temps de travail devient donc plus élastique avec des conséquences possibles sur la santé d’une situation donnée.

La transformation digitale comme la recherche d’un nouveau modèle d’entreprise

Pour terminer sur des éléments de prospective, une prise de recul est nécessaire en portant le regard sur la plateformisation de l’économie.

La logique de la plateformisation tend à démembrer le modèle intégré de l’entreprise. Classiquement, l’entreprise achète ses intrants (travail, machines, matières premières), les combine pour mettre sur le marché un produit/un service et elle le vend. Elle a un droit de propriété sur l’ensemble de ces éléments.

Les acteurs « historiques » dans les différents secteurs fonctionnent sur ce modèle. Ils sont maintenant concurrencés par de nouveaux entrants, perçus de plus en plus comme une menace, qui fonctionnent sur un modèle complètement différent de type plateforme. 

La plateformisation consiste au passage d’une organisation verticalement intégrée d’un secteur selon une chaîne de valeur séquentielle avec un enchaînement de différentes fonctions   qui vont de la conception à la vente du produit, à une organisation horizontale fragmentée qui forme un écosystème avec un ensemble d’acteurs hétérogènes.

Si l’on prend l’exemple de l’automobile, on a un éclatement de l’écosystème avec des développeurs, des automobilistes, des constructeurs d’automobiles, des opérateurs télécom, des équipementiers, des fournisseurs de contenus et des acteurs numériques. Ces derniers essaient de s’introduire dans la plateforme logicielle qui joue un rôle pivot en commandant aujourd’hui l’ensemble des éléments de l‘écosystème. Google ou Apple par exemple ont développé ce type de plateformes, tout comme les constructeurs qui en réponse cherchent à devenir aussi une plateforme. 

On peut étendre cette description de la plateformisation aux entreprises.

Une entreprise est alors une mise en relation de différents groupes d’utilisateurs en vue de produire et obtenir un service / produit, et cette mise en relation peut se faire par différents types de plateforme et différentes versions du démembrement du modèle intégré[4]

Dans le modèle pur, la plateforme n’est qu’une mise en relation d’acteurs sans autre service. La plateforme n’a plus la propriété ni des inputs ni des produits. En mettant en relation, la plateforme occupe une place stratégique qui lui permet de capter la valeur de l’écosystème puis de la redistribuer éventuellement aux autres acteurs.

Avec des formules intermédiaires, des plateformes assurent en plus de la mise en relation d’autres services, certifient par exemple la qualité du service, ou bien gèrent la logistique, le marketing, le prix, etc.

D’autres plateformes intègrent beaucoup plus de fonctions, en particulier des fonctions d’organisation du travail (fixation des tâches, des horaires, des prix, etc.). De facto, elles organisent le travail et se rapprochent du modèle de la firme intégrée, sans cependant intégrer les travailleurs, ce qui a provoqué un débat sur le lien de subordination qui semble séparer ce type de plateforme et l’entreprise classique.
 

[4] Voir webdocumentaire 36e session nationale

Vers un nouveau modèle d’entreprise ?

La plateforme est une nouvelle forme d’organisation et une série de services qu’elle peut rendre ou ne pas rendre. Va-t-on vers un nouveau modèle d’entreprise, voire de toute organisation puisque certains parlent d’Etat plateforme ?

L’entreprise deviendrait alors une plateforme qui gère dans une position stratégique la mise en relation des différents acteurs de l’écosystème, avec d’un côté les employés, transformés en sous-traitants, dont le statut reste à définir, et de l’autre les clients. L’organisation fait du « matching algorithmique » entre tous ces acteurs, parce que le numérique diminue les coûts de coordination d’une organisation qui est fragmentée, crée et exploite des effets réseau au sein de l’écosystème.

Dans ce cadre, la plateforme est un processeur qui collecte des données, les traite et prescrit un certain nombre de décisions aux acteurs de son écosystème.

C’est ce qui a été mis en place par les Digital Labour Market Places, c’est-à-dire soit les plateformes de livraison de type Uber, soit les plateformes de micro-travail, avec des travailleurs qui répondent à la demande (on demand economy). 

Certains étendent ce modèle en parlant de capitalisme de plateforme[5], Il n’est pas sûr cependant que ce modèle puisse de développer. Le modèle intégré a encore des vertus notamment quand il existe des économies d’échelle. La réglementation et la décision publique vont également jouer un rôle, sachant qu’en terme de modèle économique, la plateformisation n’est sans doute pas incompatible avec le salariat. Une question est également essentielle : l’entreprise se désagrégeant, peut-on se passer d’un collectif de travail qui soit réuni dans un lieu physique ?
 

[5] Platform capitalism (Snircek, 2016) ; voir également : The platformisation of labor and society (Casili, 2019)

La plateformisation comme un mode de lecture du télétravail

Si le phénomène de la plateformisation n’est pas encore réellement advenu, il offre deux modes de lecture possibles lorsque l’on réfléchit à l’avenir du télétravail. Une première lecture que l’on peut qualifier d’innocente repose sur l’intérêt de bénéficier d’un ou deux jours par semaine, ce qui fait l’objet de négociations collectives. Ce rythme permet en fait de ne pas changer l’organisation du travail. Elle fait l’objet de négociations actuelles des conventions collectives pour régler un ensemble de problèmes y compris juridiques.

Une seconde lecture plus stratégique porte sur le long terme dans l’hypothèse où le télétravail se diffuserait largement et de façon permanente. On pourrait alors aller vers l’avènement d’un modèle d’entreprise éclatée, coordonné par des algorithmes, les rapports humains dans le travail étant de plus en plus objectivés par un système d’information.

Ce n’est donc pas seulement le télétravail lui-même qui est en jeu, c’est aussi le type de modèle d’entreprise, aujourd’hui très théorique, mais qui pourrait constituer néanmoins un horizon dans la perspective d’une diffusion massive de ce mode de travail.

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