PARTIE 1

Des données aux nouvelles données du travail

Sous l’effet des innovations numériques, un ensemble de technologies se développe et interagit. La rapidité de ces évolutions, leur périmètre (mondial), associés à leur très forte pénétration chez les utilisateurs mettent sous tension la capacité des « organisations humaines » à s’adapter.

Au cœur de ces transformations numériques figure la numérisation des données et l’usage des algorithmes. Les techniques algorithmiques progressent de manière constante grâce à leur combinaison, l’accroissement des vitesses de calcul et la capacité à collecter des données massives ou big data, permettant d’entraîner les systèmes d’intelligence artificielle.

Au-delà du terme même d’intelligence artificielle ou IA, aujourd’hui communément employé dans les médias grand public, de quoi parle-t-on ? Comment se développent ces systèmes d’intelligence artificielle ?

Appréhender la transformation du travail « à l’heure des big data » suppose d’introduire un certain nombre de précautions, de revenir sur les processus de plateformisation de l’économie et de ce que l’on nomme « algorithmisation » des entreprises.

Le travail avec la donnée n’est pas nouveau. Il s’est progressivement développé avec la numérisation des entreprises. C’est le cas par exemple avec le traitement des données dans le monde bancaire à partir des années 80, ou les techniques de data mining dans la branche famille de la sécurité sociale qui ont débouché à partir de 2017 sur la mise en place de technologies du big data. Mais le travail avec la donnée passe également à de « nouvelles données du travail », en repartant de l’activité de travail pour explorer les transformations et les régulations à l’œuvre dans les organisations.

Si l’on ouvre l’horizon à une dizaine ou une quinzaine d’années, les compétences dans les métiers du numériques, la sécurité numérique, la transition vers le cloud, la maîtrise de l’empreinte environnementale du numérique, les enjeux de souveraineté et de régulation du numérique, sont autant de défis-clefs à relever pour maîtriser notre avenir numérique.

1. L’intelligence artificielle : de quoi parle-t-on ?

Pour reprendre les propos de Cédric Villani, on peut définir l’Intelligence Artificielle (IA) comme « un monde de données ». Il n’y a pas cependant UNE définition de l’IA. Dans 90% des cas, on parle de « machine learning » (ou « apprentissage automatique » en français), un ensemble d’algorithmes venant donner à une machine la capacité de résoudre des tâches pour lesquelles elle n’a pas été explicitement programmée.

Si l’intelligence artificielle est un champ de recherche dont le concept est apparu dans les années 50, les algorithmes d’apprentissage automatiques connaissent un essor inédit depuis les années 2000 avec le développement des techniques basées sur les réseaux de neurones artificiels et les techniques d’apprentissage profond (deep learning).

Pour Romain Billot, professeur en data science à l’IMT Atlantique, un algorithme est un « outil politique » qui doit être régulé au plus haut niveau. Face à l’IA en entreprise et ses enjeux en termes d’usages, la question du dialogue social est cruciale.

Alain Rallet et Alann Cheral dialoguent au sujet de « l’IA au travail » : En quoi consiste le travail du data scientist ? Quel est son rapport à l’éthique ? Que peut-on entendre par « bonnes pratiques » de l’IA dans l’entreprise ? Les notions d’explicabilité et de transparence de l’IA ne relèvent-elles pas d’un paradoxe ? 

2. Les données comme nouvelle infrastructure du travail : quelques points de repères

« La digitalisation de l’entreprise et la transformation du travail à l’heure des big data » : Alain Rallet propose de livrer une clé d’interprétation du sujet. 

Il convient de ne pas succomber à un certain nombre d’effets, l’effet de sidération, l’effet de mode, l’effet de nouveauté radicale et le techno déterminisme.

Depuis les années 60, s’est constitué progressivement ce que l’on peut appeler « l’algorithmisation » des entreprises, dont deux composantes ont des effets sur le travail et l’emploi : la dématérialisation croissante des tâches et l’abstraction du travail, l’informatisation de la relation.

La plateformisation de l’économie tend à « démembrer » le modèle intégré de l’entreprise. La transformation digitale conduit-elle vers un nouveau modèle d’entreprise ?

Si le phénomène de la plateformisation n’est pas encore réellement advenu, il offre un mode de lecture du télétravail, interrogeant l’avènement possible d’un modèle d’« entreprise éclatée », coordonné par des algorithmes, les rapports humains dans le travail étant de plus en plus objectivés par un système d’information.

3. Les transformations numériques du travail dans les organisations

La France est aujourd’hui un des pays les plus bancarisés au monde. Dans le secteur bancaire, très tôt le besoin d’informatiser est apparu pour gérer une masse importante de données. Au cours des années 2000, de nouveaux métiers apparaissent avec la data et des moteurs de calcul puissants à sa disposition. Trois domaines sont particulièrement concernés, le développement commercial avec l’enjeu d’exploiter les données de connaissances clients, l’efficacité opérationnelle avec principalement la reconnaissance automatique de documents, et la surveillance continue avec l’exploitation de données externes, l’usage des bots informatiques, le traitement automatique du langage naturel, etc.

La CNAF (Caisse nationale des allocations familiales) a lancé en 2017 une démarche de mise en place du big data avec la perspective de s’inscrire dans un temps long (plusieurs années). Pour Stéphane Donné, responsable du département des statistiques, systèmes d’information et big data, il ne faut pas prendre le big data à travers l’angle des outils. La clé d’entrée est celle des besoins. C’est la raison pour laquelle la démarche est pilotée en dehors de la direction informatique. Le choix est de passer par des projets expérimentaux, d’engager une réflexion sur l’évolution des métiers, sujet pour lequel l’adhésion des agents en passant le CSE est indispensable. Après une première phase de mise en place, s’ouvre une nouvelle période de cinq ans où se posent plusieurs questions structurantes.

Lorsque l’on explore les transformations numériques dans les organisations, on observe qu’elles donnent lieu à des promesses sous-tendues par des discours techniques qui s’avèrent peu discutées. Souvent les transformations s’imposent et des questions se posent sur le plan des conditions de travail.

Si l’on interroge les collaborations humains machines, on peut identifier quatre grands défis qu’il est possible d’illustrer concrètement. 
Le premier porte sur l’évolution des activités de travail qui reste souvent mis au second plan. Le deuxième concerne la recomposition des collectifs de travail et des environnements de travail. Le temps d’intégration des projets et les ressources nécessaires pour assurer le fonctionnement de nouveaux outils dans les milieux de travail représente un troisième défi. Se pose enfin l’enjeu de clarifier les responsabilités dans les prises de décision, et les formes de gouvernance à mettre en place, ce qui renvoie aux capacités des représentants des travailleurs et des dirigeants pour articuler dialogue social et technologique.

En repartant de l’activité de travail en prise avec la donnée, tout en questionnant le rôle des différentes parties prenantes, prenant l’exemple du « livreur de pizza cartographe », les auditeurs adressent quelques questions clefs issues de leur cheminement tout au long des différents modules de la session.

4. Les enjeux prospectifs de l’usage du numérique

Henri d’Agrain dresse un large panorama de la réflexion prospective engagée par le CIGREF (Club Informatique des Grandes Entreprises Françaises) sur l’usage du numérique.

Première préoccupation de cette association, les métiers du numérique dans le monde occidental connaissent une crise croissante de ressources, de compétences et de talents.

Second sujet, l’économie mondiale est confrontée à une cybersécurité qui s’est professionnalisée et industrialisée. L’industrie du numérique reste a priori la seule industrie en Europe à ne pas être soumise à des règles prudentielles dans l’élaboration des produits et leur mise en œuvre. En 2022, la Commission européenne a inscrit à son plan de travail une première initiative avec le projet de règlement communautaire sur la cyber-résilience.

Face au mouvement de concentration de la puissance de stockage et de calcul auquel on assiste depuis une dizaine d’années, le cloud n’est pas un sous domaine du numérique parmi d’autres. Alors que trois acteurs mondiaux disposent de 70% du marché de l’Union européenne, pour le CIGREF, renoncer aujourd’hui à disposer d’un leadership technologique et commercial sur le cloud, c’est renoncer à maîtriser notre avenir numérique.

Maîtriser l’empreinte environnementale, et en premier lieu l’intensité carbone du numérique, est également une préoccupation croissante des adhérents du CIGREF.

Enfin, l’organisation souligne l’importance des sujets de régulation numérique, notamment au niveau européen, avec les enjeux de souveraineté numérique et de maîtrise des dépendances vis-à-vis notamment des acteurs extra européens.