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Transformations numériques du travail et régulations organisationnelles : quelques illustrations

Publié le 21/10/25

L'auteur

Ludovic Bugand est chargé de mission, Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT), auditeur de la 37e session nationale, ingénieur et ergonome.

L'auteur

Ludovic Bugand est chargé de mission, Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT), auditeur de la 37e session nationale, ingénieur et ergonome.

Lorsque l’on explore les transformations numériques dans les organisations, on observe qu’elles font généralement l’objet d’une injonction à la transformation et à l’innovation, qu’elles donnent lieu à des promesses peu discutées sous-tendues par des discours techniques. Souvent, les transformations s’imposent et des questions se posent sur le plan des conditions de travail.

Les transformations numériques au travail ne sont en fait :

  • ni complètement nouvelles ni tout à fait traditionnelles  ;
  • ni complètement homogènes ni totalement hétérogènes dans le tissu productif ;
  • ni complètement réductibles à leur dimension culturelle ou intégralement réductibles à leur dimension technique dans l’organisation ;
  • ni complètement déterminantes ni parfaitement neutres pour les conditions de travail ;
  • ni magiquement capacitantes ni naturellement délétères pour les individus au travail.

Si l’on interroge les collaborations humains machines, on peut identifier quatre grands défis et en même temps pour chacun d’entre eux beaucoup d’incertitudes.

La nature de l’activité

Quand on évoque communément les implications de l’IA, les propos se polarisent sur l’emploi avec le risque de substitution possible du travailleur par la machine. Pourtant il n’y pas d’automaticité des effets liés à ces outils numériques. En outre, le regard sur l’évolution des activités de travail est souvent mis au second plan. De même, il convient de prendre avec prudence les discours convenus qui permettraient de manière univoque de dégager des tâches plus pénibles pour se reconcentrer sur des activités à valeur ajoutée.

Prenons l’exemple d’un projet de dématérialisation du tri du courrier dans le secteur de l’assurance. Avec la numérisation et l’intégration des données dans une GED, plus de réception de courrier en masse, fini le tri chaque matin et les bannettes de classement dans l’unité ! Avec le traitement dématérialisé des documents, fini les armoires et le local archives, les manipulations de papier et des bureaux encombrés ! Le tri du courrier est pourtant une activité qui a une valeur ajoutée dans l’organisation. Les personnes qui effectuent le tri ont une vue complète du processus. Elles ne font pas que lire le document pour le trier, opèrent déjà un pré-traitement du courrier à partir de l’expérience acquise dans le service. Si l’on ne le prend pas en compte, si l’on ne voit que dans le travail que son coût apparent, le risque existe d’être confronté à des ratés dans l’intégration des solutions retenues.

Prenons un second exemple dans un autre secteur, avec l’intégration de robots de traite dans l’agriculture[1]. C’est potentiellement un levier en matière de qualité de vie au travail pour les exploitants agricoles. Ils vont pouvoir gagner du temps, notamment du temps libre pour des loisirs y compris le week-end, et ne pas être complètement attachés au « pis de leur vache ». A y regarder de près, être « au pis de la vache » est un geste professionnel essentiel. Il ne s’agit pas juste de traire : on vérifie l’état de santé de l’animal, s’il n’y a pas des bactéries par exemple. On prend soin de l’animal, on soigne la vache. Ces repères sensibles, qui sont autant de « données » pour l’agriculteur dans le cadre de sa relation avec l’animal, se voient dorénavant intermédiés par un outil qui propose un ensemble de données complètement différentes, ce qui va transformer son activité. Avec le robot de traite, il y a une forme de mise en retrait de la professionnalité de l’exploitant, et donc un changement dans son « expertise professionnelle ».

Ces situations de travail sont sujettes à controverses. Certains préfèrent être complètement outillés pour réaliser ce travail, d’autres garder cette proximité, cette sensibilité à l’animal. Ce qui est en jeu ce sont les choix opérés. Avec la ferme avancée technologiquement, qui positionne l’exploitant comme industriel et gestionnaire d’une exploitation, ces choix renvoient donc à des modèles productifs différents On déplace aussi le champ des contraintes :  certes, on n’est plus au pis de la vache, mais on est connecté en permanence avec des données, et en arrière-plan, à une exigence de rentabilité liée aux investissements réalisés.

[1] Recherche-action ARACT Grand Est

La recomposition des environnements et des collectifs de travail

Si ces nouvelles solutions bousculent la nature de l’activité, elles recomposent également des collectifs et des environnements de travail.

Les dispositifs de télégestion mis en place dans le secteur des soins à domicile sont présentés comme un moyen d’optimiser les échanges d’information entre le personnel administratif et les aides-soignantes, entre les aides-soignantes également qui vont accéder aux données du dossier patient, aux tournées et aux plannings et vont pouvoir se réajuster entre elles. Pour les financeurs, intégrer ces outils permet d’assurer une traçabilité de l’activité, vérifier que c’est bien le bon service qui est rémunéré et réalisé chez les personnes. Les solutions technologiques sont généralement proposées par des prestataires référencés par les financeurs et conçues à partir de cahier de charges répondant à cet objectif.

Auparavant, les aides-soignantes utilisaient des cahiers de liaison ou d’autres outils pour partager l’information. Ces nouveaux usages ne sont donc pas sans effet sur le collectif de travail. L’outil, qui d’une certaine façon fait aussi partie de ce collectif, invite à communiquer différemment, à partager d’autres types d’information. Il est également, au-delà de la traçabilité de l’activité, une forme de prescription du travail. Je suis aide-soignante. J’arrive chez le patient. On me sollicite pour un autre besoin qui apparaît plus important. Dans quelle mesure, à travers l’outil, l’aide-soignante peut-elle garder la main sur le déroulement de son travail ? 

Comment, dans ce type de configuration, les professionnels ont-ils la possibilité de rediscuter de l’application des solutions du point de vue de leur fonctionnement ?  Comment mettre en discussion les critères de qualité entre la qualité de service attendue par le financeur, celle pensée par l’aide-soignante, la possibilité d’ajustement au regard des besoins exprimés par le patient au moment de la visite, ou bien encore des besoins exprimés par la famille ?

Les collectifs de travail sont donc médiés par des objets techniques. Les environnements de travail se recomposent également. En l’occurrence, le secteur médico-social et plus globalement celui de la santé[2] s’est engagé dans une stratégie numérique depuis plusieurs années. En s’appuyant sur des référentiels socles en matière de sécurité et d’interopérabilité, l’enjeu est notamment l’exploitation de données produites par différents acteurs et le développement de nouveaux services.

Des systèmes techniques, utilisés en situation de travail par rapport à des attentes spécifiques, peut donc alimenter d’autres dispositifs très éloignés des préoccupations premières des agents pour qui ils sont à priori destinés. Il est intéressant d’interroger le parcours de la donnée en lui donnant un caractère « vivant ».

[2] « Ma santé 2022 »

Les règles du jeu dans les milieux de travail

Un troisième défi, c’est le temps d’intégration des projets. Bien souvent, quand cela marche techniquement, on se dit que cela suffit. Pourtant il convient de s’interroger sur les ressources qui vont assurer la « mise en musique » du fonctionnement collectif autour de ces nouveaux outils. Il s’agit de poursuivre le travail d’organisation et de conception en situation. Bien souvent, on ne dispose pas de temps et de moyens pour assurer ces nouveaux apprentissages collectifs. Au-delà d’une approche un peu trop déterministe de l’intégration de l’IA, ce sont de nouvelles chaînes sociotechniques qui se développent. Un ensemble d’agencements est à mettre en place, des règles de métiers, des règles de fonctionnement, des règles de droit, des règles techniques, des règles éthiques. Un travail d’assemblage qui renvoie aux capacités au sens large des travailleurs, de leurs représentants mais aussi des dirigeants à trouver, négocier les bons arrangements.

La responsabilité de la décision et les possibilités de contestation

Une dernière question clef porte sur la responsabilité de la décision mais aussi les possibilités de contestation.

Elle se pose à un premier niveau en situation de travail avec l’enjeu de clarifier les responsabilités dans les prises de décision et en corollaire la question de l’autonomie dans le travail. Prenons l’exemple de la dictée vocale utilisée par les médecins. Aujourd’hui, les outils de transcription ne sont pas encore complètement optimisés. La question de la réinterprétation de termes très techniques par exemple, mal codés, mal compris peut se poser.  Et ce type de situation requestionne l’autonomie dans la prise de décision de la personne chargée de réécrire les éléments dictés.

Le deuxième niveau concerne les formes de gouvernance à mettre en place pour soutenir le développement de ces chaînes sociotechniques complexes, des fabriques collectives, avec beaucoup d’incertitudes, et garantir le contrôle des environnements de travail. Et ce questionnement renvoie aux capacités d’action des représentants des travailleurs et des dirigeants pour articuler dialogue social et dialogue technologique.

Le troisième et dernier niveau porte sur l’effectivité du droit. Si l’on prend l’exemple de la RGPD, se pose la question de son application effective dans les organisations tout comme les possibilités de contestation. Les compétences à acquérir ne sont pas seulement techniques face à l’IA. Elles sont aussi juridiques et organisationnelles.

En résumé, porter attention aux conditions de travail, c’est ouvrir la boîte noire des transformations numériques, c’est-à-dire soumettre les changements à la délibération collective quitte à en modifier le sens.

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