Initiatives syndicales Management algorithmique Un nouveau scénario pour la négociation collective et l’action syndicale : l’exemple des actions du syndicat espagnol UGT dans la lutte des droits des travailleurs des plateformes de livraison (Espagne) Ruben Ranz Martin Ruben Ranz Martin Publié le 21/10/25 Sommaire L’historique du projet de loi « Riders » L’application de la loi « Riders » De nouveaux enjeux La directive européenne et le danger du travail indépendant L'auteur Ruben Ranz Martin est Coordinateur des plateformes digitales, UGT. L’Union générale des travailleurs (UGT) avec les Commissions ouvrières (CCOO) sont les deux grandes confédérations syndicales en Espagne. Fermer L'auteur Ruben Ranz Martin est Coordinateur des plateformes digitales, UGT. L’Union générale des travailleurs (UGT) avec les Commissions ouvrières (CCOO) sont les deux grandes confédérations syndicales en Espagne. La loi dénommée « Riders » adoptée le 12 mai 2021[1] en Espagne a été un texte pionnier en Europe à l’heure où le processus législatif est en cours sur la proposition de directive concernant les conditions de travail des travailleurs de plateformes[2]. En introduisant une présomption de salariat, elle reconnaît le statut de salariés aux livreurs des plateformes (Deliveroo, Glovo, Uber Eats…) alors qu’ils étaient jusqu’à présent considérés comme des travailleurs indépendants. [1] La loi « riders » a été le fruit de longues négociations entre les organisations patronales et syndicales espagnoles. [2] La directive a été approuvée définitivement par le conseil de l’UE le 14 octobre 2024 L’historique du projet de loi « Riders » A l’origine, on trouve la création d’un outil numérique permettant aux travailleurs concernés de partager des informations. A travers cette plateforme mise en place en septembre 2017 avec le réseau des correspondants syndicaux, nous souhaitions proposer un point de rencontre pour tous les travailleurs des plateformes, créer en quelque sorte une représentation syndicale virtuelle avec un espace de communication et de revendications. Cette plateforme a d’ailleurs été victime d’une cyberattaque après la négociation du texte et toutes les données qu’elle contenait ont été détruites. En juin 2020, nous avons eu des débats pour la mise en place d’une législation qui mette fin à la fraude massive des plateformes. En Espagne, plus de 20 000 personnes travaillant avec des plateformes avaient été annoncées comme des « faux indépendants », avec un manque à gagner de plus de 30 millions € pour le régime général de la sécurité sociale. Cette annonce avait provoqué une réaction des plateformes qui avaient décidé de changer la dynamique des contrats, défendant la flexibilité du travail, la liberté… Différentes opérations menées par l’inspection du travail et des décisions de plusieurs tribunaux ont apporté la preuve d’un lien de subordination entre ces plateformes et les travailleurs. L’arrêt du Tribunal suprême espagnol du 25 septembre 2020 concernant la plateforme Glovo a changé le cours des négociations entre le patronat, les principaux syndicats et le ministère du Travail : Le tribunal a statué sur le cas d’un « rider » de Glovo en établissant qu’il était bien salarié de la plateforme de livraison : « La plateforme ne se limite pas à un fournir un service électronique d’intermédiaire pour mettre en contact les consommateurs (clients) et d’authentique travailleurs indépendants, mais elle réalise une tâche de coordination et d’organisation du service productif. » (Extrait de la décision) Les plateformes ont demandé aux livreurs de manifester contre cette décision pour qu’ils puissent conserver leur statut d’indépendant, ce qui a provoqué chez les « riders » des tensions et des divisions internes. Elles ont également communiqué massivement dans les médias sur le fait que ces travailleurs souhaitaient rester indépendants. Mais l’organisation patronale a changé de position en considérant que les plateformes, près de 4000 recensées à l’époque en Espagne, exerçaient une concurrence déloyale avec les entreprises « classiques ». S’est également posé la question de la gestion algorithmique et de son incidence sur les conditions de travail des travailleurs des plateformes. Prenons l’exemple d’une enseigne de la grande distribution espagnole qui distribue de la vente en ligne à partir d’une centrale : Les différents trajets sont organisés par l’algorithme (en fonction de la distance, de la présence du client dans l’immeuble ou non, de l’heure de commande et d’envoi, des conditions de circulation…), et sont en bout de chaîne validés par un humain. Les représentants du comité d’entreprise ont pointé un certain nombre de dysfonctionnements, car les trajets ne correspondaient jamais au temps préétabli. Et pour cause : les données utilisées par l’algorithme pour générer les trajets étaient en fait de mauvaise qualité et ne correspondaient pas à la réalité. Nous avons mis en avant la nécessité d’être informé par l’entreprise des paramètres, des règles et des instructions sur lesquelles reposent les systèmes algorithmiques sachant qu’ils relèvent de la prise de décision et que celle-ci peut impacter les conditions de travail, l’accès, ou le maintien du travail. Ces informations sont désormais communiquées aux comités d’entreprise au même titre avec les comptes de résultats, les contrats et autres éléments qui doivent être communiqués aux représentants des travailleurs. Cette disposition était inattendue pour la partie patronale qui avançaient les arguments du secret industriel, de la diffusion de l’information à la concurrence, d’une perte possible de compétitivité. Elle a d’ailleurs retardé la possibilité de parvenir à un accord, mais c’était pour nous fondamental. Nous avons alors recherché un équilibre entre l’utilisation des algorithmes et le besoin d’information du point de vue syndical. En définitive, le dialogue social a permis de mettre en avant le fait que l’on ne peut pas ignorer l’incidence des nouvelles technologies dans le cadre du travail, ainsi que la nécessité pour l’inspection du travail d’appréhender ce phénomène pour prendre en compte l’impact des nouvelles technologies sur les conditions de travail. L’application de la loi « Riders » La loi Riders est entrée en vigueur par un décret royal le 13 août 2021. Elle a d’ailleurs suscité une polémique en prévoyant une période d’application de trois mois. Son application n’a pas été sans conséquences : L’exemple de Glovo : l’application de la loi a engendré un recalibrage de l’algorithme avec des variations d’activité de - 30% à + 30% pour les livreurs. Cela a généré des conflits sociaux dans l’entreprise qui ont conduit la plateforme à revoir cette constante, et a également procédé à une baisse globale des prix. Par ailleurs, Glovo a fait appel à des intermédiaires pour éviter d’embaucher directement les travailleurs, ce que les organisations syndicales qualifient de « cession de salariés ». 3000 personnes sont concernées et le sujet a été porté auprès de l’inspection du travail. L’exemple de Deliveroo : l’entreprise a réalisé des licenciements collectifs et a quitté l’Espagne. Ces exemples ne sont pas vécus comme un échec de la loi par les organisations syndicales car quatre entreprises de livraison se sont implantées en acceptant cette nouvelle législation. Il n’y a plus ce débat sur la relation entre employeurs et travailleurs. La loi Riders a établi une certaine stabilité juridique, contrairement à ce qu’avançaient les plateformes, qui annonçaient une fuite des capitaux. Ce que nous recherchons en tant qu’organisation syndicale est l’équilibre entre innovation et protection sociale. Dans la prévention des risques, il est important que tous les travailleurs soient informés sur l’influence de l’IA sur l’organisation du travail : le risque de stress, par exemple, dans le cadre de l’utilisation d’un programme qui mesure l’activité du salarié. Concernant la sécurité, le nombre d’accidents dû à la gestion des algorithmes dont sont victimes les livreurs est très élevé. Nous souhaitons ainsi apporter une réponse juridique pour toutes les plateformes numériques, pas seulement celles de distribution ou de livreurs, mais aussi, par exemple Twitch, YouTube, Instagram…pour les personnes qui postent des contenus, obtiennent des revenus pour mettre leurs vidéos en ligne. Il est vrai que ces situations ne sont pas aussi claires que pour les livreurs, mais il existe certains éléments qui peuvent nous permettre de déterminer qu’il existe dans certains cas une relation de travail. Nous travaillons donc pour qu’il y ait une reconnaissance du travail numérique et une régulation spécifique pour que les créateurs de contenus puissent négocier leurs conditions de travail. En évoquant ce sujet, nous pensons aux fameux youtubeurs qui gagnent des millions d’euros. En Espagne, un rapport indique que seulement 6% des micro-influenceurs gagnent plus de 200€/mois et travaillent plus de 40 heures/semaine. Face aux abus des plateformes, des sanctions ont été prises, notamment pour Amazon (plus de 2 millions d’euros d’amende). Le fait d’avoir recours à de faux indépendants pour effectuer des livraisons est ainsi devenu un délit punit par la loi. Toute activité de travail peut être gérée à un moment donné par une plateforme. Les plateformes privilégient la négociation directe avec le travailleur. Elle conserve alors la plus grande partie du bénéfice et on court le risque de détruire tout ce qui a été obtenu en matière de droit du travail. De nouveaux enjeux Devenir « entrepreneur » c’est se retrouver dans un environnement hostile, ultra concurrentiel. Toute activité d’entreprise repose sur la force, la capacité physique de travail : pour le livreur, l’individu est la seule valeur de son entreprise, en plus d’un vélo et d’un smartphone. Cela créé une grande solitude, surtout quand la communication est coupée de façon arbitraire avec le travailleur par la plateforme. Dans leurs campagnes de communication, les plateformes tentent de nous vendre l’idée que ce mode de travail est merveilleux. Il est question des « nomades numériques » qui peuvent travailler de n’importe quel lieu (à la plage ou depuis l’étranger par exemple). Cette nouvelle donne va provoquer un changement de la législation, parce que l’ordinateur personnel, la tablette, le portable deviennent un poste de travail en quelque sorte. L’espace physique disparaît, il n’y a plus de rencontre entre les travailleurs et par conséquent, comment informe-t-on les travailleurs s’il n’y a plus d’espace où se retrouver ? Or, une grande partie du droit du travail repose précisément sur le lieu de travail. Un autre élément est à prendre en compte : le travail géré d’un pays tiers (UberEats aux Pays-Bas ou Deliveroo en Roumanie, par exemple). Dans ce scénario, les plateformes sont dans l’évitement de la relation de travail et de la discussion autour du fait que ce type de situations représente justement un travail. Le discours des plateformes se résume à l’idée que nous sommes tous égaux, que l’on s’aide et que ce qui nous réunit est notre vocation d’entreprendre. Or, il est nécessaire de défendre le travail rémunéré qui est le modèle de société que l’on a construit et dont ont découlé la protection sociale et le système de participation des travailleurs. Il ne s’agit pas ici d’une présentation idéologique des syndicats mais bien de la construction sociale que nous avons imaginée en Europe. Nous devons continuer à la défendre parce qu’elle garantit la distribution de la richesse et évite les inégalités. L’autre système produit de la pauvreté, des inégalités et des conflits sociaux. La transformation des habitudes de consommation provoque l’apparition de nouveaux environnements de travail : des espaces réduits où sont entreposés les produits qui doivent être distribués par des milliers de personnes. Les cuisines et magasins fantômes accessibles uniquement en ligne et à travers des livreurs produit la transformation de certains quartiers. Ces magasins fantômes sont situés dans des zones résidentielles, à proximité des personnes qui ont le plus de ressources économiques. S’ajoute à cela le phénomène Airbnb avec tous ces logements loués à des touristes. Cette transformation doit être analysée car elle produit des inégalités et de la gentrification avec des personnes qui doivent quitter les centres-villes pour aller vers la périphérie. Les plateformes numériques s’alimentent également des mouvements migratoires : les migrants, pour pouvoir survivre, se retrouvent exploités par les plateformes, qui sont les plus grands bénéficiaires de ce phénomène, même si elles prétendent le contraire. Nous avons connu des personnes qui faisaient jusqu’à 100 heures de travail hebdomadaire… Un autre sujet concerne la santé mentale : la charge de travail augmente avec les processus de numérisation. Les systèmes utilisés par les entreprises pour espionner les comportements et évaluer la productivité des salariés provoquent également beaucoup de stress. En outre, la question du temps de travail va aller en augmentant, en étant payé à la tâche et non plus au temps de travail. Cette nouvelle organisation va obliger les travailleurs à se connecter en permanence, même lors du temps normal de repos. Il est donc indispensable de créer une gouvernance de cette digitalisation, afin de signer des accords sur le droit à la déconnexion et mieux répartir la charge de travail. Il est important également que l’évaluation des risques au travail prenne en compte les problématiques liées aux algorithmes, à l’IA. Ce modèle va au-delà du néo-libéralisme. Nous assistons à un nouveau modèle économique et social : une « société liquide », source d’incertitudes, car il est difficile de réaliser sa vie personnelle et familiale dans ce contexte. Cela va produire de plus grandes inégalités, avec des entreprises comme Meta ou Google qui ont plus de capitaux que certains pays, voire de plusieurs pays réunis, ce qui leur permet de contraindre les politiques de certains États et de porter atteinte à la démocratie. Ces nouveaux enjeux nous obligent ainsi, nous syndicats, à créer de nouvelles dynamiques, de nouvelles formes de communication pour pouvoir nous organiser. Nous devons être préparés pour intégrer le fait que les données sont la nouvelle matière première. Nous considérons qu’elles doivent être un bien public. Nous devons trouver un système qui nous permette de répartir les bénéfices que produisent ces données, par l’intermédiaire d’une banque publique ou en enregistrant ces données comme une nouvelle ressource. En tant que syndicats, nous devons être à l’avant-garde sur ces sujets. Je terminerai avec l’intelligence artificielle dont la complexité a nécessité de faire appel à des experts, comme Gemma Galdon (Eticas consulting) qui nous a aidé à traduire cette gestion algorithmique. Nous avons besoin que les représentants des travailleurs puissent accéder à une information simple et utile. Dans le cas d’utilisation de systèmes de décision automatisés ou quasi-automatisés, il s’agit de reconnaître les droits des travailleurs à pouvoir accéder aux détails techniques. Les entreprises devront fournir aux travailleurs et à leurs représentants les informations suivantes, à chaque fois qu’il y a des implications sur les conditions de travail : le moteur du système d’IA, son rôle en matière de contrôle et de traitement de l’information, le type de système avec une évaluation du risque ; la supervision du système ; les objectifs du système ; des détails sur les données d’entraînement algorithmique et les variables utilisées ; l’accès aux résultats d’une étude d’impact ou d’un audit externe indépendant ; une évaluation des points positifs et négatifs fournie par le développeur ; les recours prévus pour les personnes lésées. Nous proposons que ces algorithmes soient enregistrés pour garantir la traçabilité des résultats. Ces systèmes d’IA doivent diminuer les risques au maximum et doivent garantir en tout cas la sécurité, la précision et la robustesse des informations. Les données doivent être de très bonnes qualités en évitant les biais. La transparence de l’algorithme est très importante et la finalité de l’utilisation des données doit être documentée. Les chaînes de décision et les machines doivent toujours être supervisées par un humain. Il est très important de demander directement à l’entreprise s’il est vraiment nécessaire d’intégrer des algorithmes dans son fonctionnement. Il arrive souvent qu’avec la mise en place de systèmes d’IA, les entreprises réalisent des économies sur la masse salariale. En tant que syndicat, nous devons défendre les postes de travail et le partage des bénéfices avec les effectifs. La directive européenne et le danger du travail indépendant Il y a dans la directive européenne consacrée aux travailleurs des plateformes digitales un point qui constitue un véritable danger : la recherche d’une « troisième voie ». Cela correspondrait à la possibilité pour les indépendants de négocier des conventions au lieu d’être salariés. Il y aurait alors un troisième statut en Espagne que nous avons appelé le « travailleur indépendant-dépendant ». Au lieu d’attirer les travailleurs indépendants vers la loi du travailleur salarié, il permettrait la mise en place de nouvelles fraudes à l’emploi et une fuite du travail salarié vers le travail indépendant moins protecteur. Pour conclure, malgré l’incertitude engendrée par tous ces scénarios, je suis convaincu que l’unité des travailleurs va prendre le dessus, comme nous avons pu le constater tout au long du processus de la loi Riders, aussi bien en Espagne, qu’en France et au-delà (Colombie, Argentine, Hong-Kong…). L’union des travailleurs a toujours pris le dessus pour l’amélioration des conditions de travail. Il est pour cela très important d’avoir un scénario international. La collaboration entre les États et entre les différents syndicats est essentielle. 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