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L’industrie aérospatiale, l’industrie 4.0 et l’avenir du travail

Publié le 21/10/25

Les auteurs

Christian Lévesque est Professeur titulaire, Département de gestion des ressources humaines, HEC Montréal, co-directeur du Centre interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT).

Sara Perez-Lauzon est Professeure adjointe, Département de gestion des ressources humaines, HEC Montréal.

Julie M.-É. Garneau est Professeure, Relations industrielles, Département des relations industrielles, Université du Québec en Outaouais (UQO).

Les auteurs

Christian Lévesque est Professeur titulaire, Département de gestion des ressources humaines, HEC Montréal, co-directeur du Centre interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT).

Sara Perez-Lauzon est Professeure adjointe, Département de gestion des ressources humaines, HEC Montréal.

Julie M.-É. Garneau est Professeure, Relations industrielles, Département des relations industrielles, Université du Québec en Outaouais (UQO).

Nos recherches, à travers des enquêtes de terrain au sein des grappes de l’industrie aérospatiale de Montréal et de Toronto, ont cherché à comprendre comment les entreprises, les syndicats sont en mesure de faire face aux défis technologiques et organisationnels auxquels ils sont confrontés.

Les entreprises ne peuvent pas relever des défis seules. Elles ont besoin de ressources collectives produites par des organisations intermédiaires, souvent des organisations multipartites, des universités, des centres de recherche, les syndicats, les associations d’employeurs. 

Quand on le compare avec l’Ontario, le Québec bénéficie avec ses différentes parties prenantes d’un système davantage coordonné, alors que peu d’institutions contribuent au développement des entreprises dans le modèle américain.

Un portrait de l’industrie aérospatiale

Même si l’on constate aujourd’hui un développement de l’industrie aérospatiale dans l’ouest canadien, notamment à Calgary, ce secteur de l’industrie se concentre essentiellement au Québec et en Ontario, avec environ 500 entreprises dans chacune des deux provinces. Le poids relatif de l’industrie aérospatiale est cependant plus important au Québec, l’Ontario ayant une industrie manufacturière plus diversifiée.

Le secteur a connu une baisse d’activité de 10% entre 2019 et 2021. Selon le CAMAQ, 70% des entreprises ont réduit leur effectif jusqu’à 100 employés sur la période et 60% d’entre elles déclarent avoir retrouver leur niveau d’activité pré-pandémique à l’automne 2021.

L’industrie aérospatiale se caractérise notamment par la qualification de sa main d’œuvre. Plus de 80 % des emplois créés entre 2021 et 2023 relève des 3 catégories suivantes : « personnel de métier » (avec diplôme), « personnel scientifique » et « personnel administratif ». Les employés de production ont presque tous une certification. Les « machinistes » sont formés dans des écoles professionnelles, et, au cours des dernières années, on a vu croître le « personnel scientifique », programmeurs, data analystes, qui prennent une place de plus en plus importante dans le secteur, alors que le niveau d’emploi du personnel administratif reste relativement stable. 

Autre caractéristique, l’intensité des investissements en R&D y est plus importante si l’on la compare avec les autres domaines manufacturiers.

L’évolution de l’écosystème aérospatial montréalais

De 1980 à 1985, le secteur fait face à un défi majeur : le déclin de sa main d’œuvre. Sous l’impulsion des syndicats, le gouvernement fédéral engage une démarche très innovante à l’époque avec la création d’organismes dédiés au développement des compétences au sein de l’industrie aérospatiale. Le Comité paritaire patronal-syndical CAMAQ et l’école des métiers EMAM, sont créés respectivement en 1983 et en 1994 pour consolider et renouveler la main d’œuvre.

2ème étape, de 1995 à 2004, les enjeux se concentrent sur le développement des compétences professionnelles, surtout celles des ingénieurs, et de R&D dans le secteur. PME, grandes entreprises et universités collaborent pour développer des projets de changement technologique et créent le CRIAC, le Consortium de recherche et d'innovation en aérospatiale, avec le soutien financier du gouvernement du Québec. Des programmes universitaires, toujours en vigueur aujourd’hui, sont mis sur pied pour former des ingénieurs spécifiquement pour l’industrie aérospatiale. Cette période permet l’intégration des PME au sein de la chaîne de valeur en développant leur capacité d’innovation.

3ème étape, les années 2005 à 2015, les PME créent leur propre association. A partir de 2006, une nouvelle structure, Aéro Montréal, va regrouper l’ensemble des intervenants de l’industrie aérospatiale, des PME, des grandes entreprises, des universités, le CRIAC, le CAMAQ, l’ensemble des syndicats et plus récemment le fonds de solidarité. Sa tâche essentielle vise à optimiser la chaîne de valeur par la coordination des actions entre les différents intervenants. Des programmes visent également à rehausser les capacités des PME (programme MACH basé sur le parrainage entre les grandes entreprises et les PME).

4ème étape, la période actuelle de 2016 à 2021 doit relever deux défis essentiels, la capacité d’intégrer les nouvelles technologies et, 40 ans plus tard, à nouveau la question de la pénurie de main d’œuvre. Le cluster va mettre en place à partir de 2018 des programmes d’accompagnement opérationnel et financier des entreprises vers l’industrie 4.0 avec une forte collaboration entre les grandes entreprises et l’Etat.

L’écosystème aérospatial à Montréal s’est donc complexifié au fil des années, financé en partie par les entreprises et en partie par le gouvernement. Trois structures se répartissent le travail.  Le CAMAQ prend surtout en charge les questions de formation et du développement des compétences, le CRIAC l’innovation technologique et Aéro Montréal la vision globale de l’ensemble du secteur. Si elles ne sont pas toujours dans une parfaite coopération, le système assure un ensemble de ressources collectives perçues comme satisfaisantes pour les entreprises. En témoigne le taux élevé de participation lors des sondages effectués par le CAMAQ auprès de ses membres, les entreprises étant prêtes à partager l’information et à la diffuser à l’ensemble du tissu socio-économique et plus largement à la société au Québec. En Ontario, seules les initiatives des entreprises volontaires amènent à des collaborations et permettent aux acteurs du marché du travail d’anticiper les problèmes auxquels ils sont confrontés.

L’industrie 4.0 et la transformation du travail

Cette nouvelle approche, si on la formule simplement s’appuie sur la gestion algorithmique pour gérer la production. Les données sont donc au cœur de l’industrie 4.0.

Quand on analyse les données disponibles au Québec et en l’Ontario, plutôt que les outils d’intelligence artificielle, ce sont les technologies de traitement et de fabrication, de conception, de contrôle et de veille stratégique qui se sont le plus développées. Il est rare de trouver des entreprises qui intègrent l’ensemble de ces technologies. Environ 5% des entreprises sont capables faire fonctionner une « usine intelligente ». Une partie seulement d’entre elles ont investi dans les nouvelles technologies émergentes.

Comment les entreprises progressent-elles ? Nous avons distingué 4 stades de progression de l’industrie 4.0 sans que son développement ne soit nécessairement linéaire. 

Beaucoup d’entreprises sont au début du processus. Elles doivent en perfectionnant leur infrastructure technologique capturer et formater les données.

D’autres entreprises sont en cours d’intégration des technologies numériques de base, ce qui permet l’interconnexion des machines. 

Dans une 3ème étape, les technologies numériques permettent l’interconnexion des périphériques et les équipes de travail afin de produire des données en temps réel en appui au processus décisionnel.

Quelques entreprises ont atteint le stade d’un système dit « intelligent » opérationnel qui utilise les données pour prendre des décisions et faire des prévisions en temps réel.

Ces évolutions conduisent à une transformation du travail du machiniste, un travail très qualifié, faisant appel à beaucoup de connaissances tacites. A partir de focus group réalisés auprès des travailleurs dans les entreprises, nous avons distingué deux grands scénarios.

Dans un cas, une partie du travail des machinistes est enrichi. Des « super machinistes » accomplissent des tâches plus variées et plus complexes, notamment de programmation. En parallèle, d’autres voient leur qualification réduite devant des opérateurs qui vont faire fonctionner plusieurs machines simultanément. 

Dans le second pattern, les machinistes deviennent des opérateurs, voyant leur travail se déqualifier. Avec la gestion algorithmique, l’enrichissement du travail bénéficie au personnel des TI et aux analystes de données. Les décisions sont prises, disent les travailleurs, par la « tablette du contremaître ».

Les défis de l’industrie aérospatiale

Quand on questionne au sein des entreprises les perceptions et les attentes sur l’avenir du travail et des compétences, de manière générale, les gestionnaires et les syndicalistes s’entendent sur les effets de l’industrie 4.0 :  les travailleurs ont moins d’autonomie associée à une augmentation de la prise de décision automatisée, une diminution de la variété du contenu des tâches, l’utilisation de connaissances codifiées plutôt que des connaissances tacites. Une surveillance automatisée en temps réel et à distance est possible avec les nouveaux systèmes de gestion algorithmique.

En revanche, les travailleurs attendent des tâches stimulantes avec des possibilités de résolution des problèmes, de l’autonomie et de la marge de discrétion et une capacité d’utiliser leurs connaissances tacites et leurs compétences. Ils souhaitent également une supervision personnalisée plutôt qu’une supervision automatisée.

Cet écart pose un défi particulièrement important pour les gestionnaires et pour les syndicats. Comment attirer et insérer une main d’œuvre qualifiée, notamment des jeunes ? L’industrie 4.0 crée quelques emplois très attrayants nécessitant des compétences élevées, mais également plusieurs emplois peu qualifiés avec des tâches routinières qui n’offrent que peu de défis.

Il convient donc d’assurer un financement spécial et des programmes pro actifs pour soutenir la transition vers l’industrie 4.0. Les entreprises ne peuvent pas relever ces défis seules. L’enjeu est de pérenniser les mécanismes qui favorisent la collaboration et la coordination entre les diverses parties prenantes. Les entreprises doivent collaborer entre elles, et de concert avec les syndicats et les universités.

Si l’enjeu devient plus « scientifique », il ne faut pas pour autant oublier complètement la question du travail tacite.

Enfin, les incidences de l’industrie 4.0 sur le travail et les compétences sont variables d’une entreprise à l’autre. Cela suppose, pour éviter de ne penser qu’à une seule voie de solution, d’impliquer les travailleurs et leurs représentants afin de créer des emplois de qualité susceptibles d’attirer les talents.

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