PARTIE 3

Vers une réappropriation ou une dépossession du travail par les données dans les organisations ?

Le traitement massif des données et les techniques algorithmiques imprègnent le monde du travail, notamment le secteur industriel. En combinant différentes technologies. L’industrie 4.0 revisite le rôle du travail de l’homme dans l’organisation industrielle et nécessite des adaptations qu’il ne faut pas sous-estimer. Les industries de l’aéronautique, de l’automobile, de la métallurgie, respectivement au Québec, en France et en Allemagne, illustrent les transformations du travail induites par l’utilisation croissante des datas. L’arrivée de la cobotique, désignant les robots « collaboratifs », a provoqué un changement de paradigme et ouvert un nouveau champ de recherche en matière de prévention des risques professionnels.

Le développement de l’IA est aussi facteur de transformation des compétences et du travail dans d’autres secteurs, tels que les exemples au Québec de l’industrie des jeux vidéoou le secteur public. 

Entre enrichissement et déqualification, quel avenir pour le travail dans les organisations de demain ? Comment renouveler la place du travail dans les projets de transformations numériques à l’heure de l’ « industrie du futur » ? Quelles analyses peut-on faire de l’impact de l’IA sur la transformation du travail et sur la santé mentale des travailleurs ?

1. L’industrie 4.0

Dans le prolongement des phases d’automatisation des lignes de production, l’organisation industrielle est à l’aune d’une 4ème révolution avec le développement d’une industrie « connectée » grâce aux « données industrielles » et des systèmes cyber physiques. Différentes « briques technologiques » viennent s’ajouter au process industriel dans le but d’améliorer sa traçabilité et d’augmenter la productivité. Avec le désitolage des données, « l’usine du futur » impacte l’organisation du travail et implique une nécessaire évolution des compétences et des métiers.

L’industrie aérospatiale dont Christian Levesque dresse le portrait occupe près de 30 000 personnes au Québec.

L’adoption de l’industrie 4.0 se réalise progressivement. Environ 5% des entreprises de ce secteur sont aujourd’hui capables de faire fonctionner une usine dite « intelligente ».

Avec l’introduction de l’industrie 4.0, ce secteur passe à une nouvelle étape de sa transformation, où l’utilisation de la donnée permet de prendre des décisions et d’assurer la prévision de l’activité de production. Cette évolution présente le risque d’une possible déqualification du travail. Elle a également pour conséquence une tendance à la polarisation du travail à travers la recomposition des métiers. Mais elle voit aussi apparaître une « nouvelle profession » autour de la donnée qui interroge la capacité de l’industrie à attirer de nouvelles compétences.

Face à ce dilemme, quel type de modèle va-t-il se mettre en place dans l’industrie aérospatiale pour assurer l’avenir du travail ? Pour Christian Levesque et ses collègues, relever ce défi passe par la création de ressources collectives, la mise en place des mécanismes de concertation et des politiques qui incitent l’ensemble des parties prenantes à collaborer.

Interrogé par les auditeurs, Christian Levesque souligne à cet égard l’intérêt des programmes d’accompagnement des PME mis en place au Québec : partage des pratiques à travers des visites d’entreprises, tutorat avec des grandes entreprises. 

Dans une forme résumée, Sara Pérez-Lauzon présente globalement les nouveaux besoins en compétences induits par l’industrie 4.0 tels qu’ils se présentent aujourd’hui au Québec. 

L’industrie aérospatiale à Montréal a la particularité de s’appuyer sur un écosystème original.

Parmi les différents intervenants, figure en particulier le comité paritaire patronal-syndical CAMAQ qui prend en charge surtout les questions de formation et de développement des compétences.

A travers 3 exemples, Sara Pérez-Lauzon illustre concrètement les modes d’action de cet écosystème qui s’est progressivement construit depuis les années 80. 

En France, quelle analyse peut-on mener du secteur de l’automobile et de son évolution ? En 2010, l’industrie 4.0 est déjà en place et s’étend au-delà des constructeurs, pour que les partenaires et les fournisseurs aient accès à la data. A partir des années 2020, le modèle évolue, data et sofware deviennent au centre des stratégies des acteurs.  La filière s’engage dans des dispositifs de transformation des compétences. Les constructeurs nouent cependant des partenariats avec les géants du numérique, faute de compétences directement disponibles. A l’horizon 2030, se dessinent de nouveaux champs d’activité avec des développements liés au véhicule connecté, le passage au véhicule électrique, qui devrait conduire le secteur à élargir son périmètre à des domaines croisant mobilité et collecte des données.

En Allemagne, Detlef Gerst explique que dans le secteur de la métallurgie l’action d’IG Metall met l’entreprise au centre de la réflexion sur l’industrie 4.0. Il s’agit notamment pour le syndicat de faire participer davantage les travailleurs aux processus de codétermination, de renforcer la position des conseils d’entreprise pour soutenir la transformation des entreprises. 

Les robots « collaboratifs » constituent l’une des « briques technologiques » de l’industrie 4.0. L’IRSST au Québec s’est engagé en collaboration avec l’INRS en France dans un programme de recherche sur la cobotique à partir de 2015. Les travaux de l’IRSST sont menés en lien avec des donneurs d’ouvrage, des intégrateurs de solutions cobotiques et des utilisateurs. Ils portent sur l’analyse des risques et l’intégration de moyens de réduction du risque aux applications robotiques collaboratives.

2. L’intelligence artificielle dans le secteur des jeux vidéo

Le jeu vidéo a développé une forte proximité avec l’intelligence artificielle. L’histoire de l’un va de pair avec l’histoire de l’autre. Ce qui est nouveau aujourd’hui chez Ubisoft La Forge à Montréal explique Yves Jacquier, c’est l’utilisation de l’IA pour chacune des étapes de la production des jeux vidéo. L’entreprise fait face à un défi technique, mais elle est aussi confrontée à un défi de changement plus large : l’obsolescence de certaines compétences et l’adoption d’un cadre légal et éthique pour exploiter les données. Très tôt Ubisoft a d’ailleurs retenu le principe que les technologies doivent assister les personnes et non pas leur nuire ou les remplacer. 

3. L’intelligence artificielle dans le secteur public

Au Québec, la transformation numérique induit une forme de compétition entre les organisations publiques et privées. Plusieurs défis se présentent aux organisations qui sont amenées à repenser la manière d’offrir les services, de repenser des processus et leur fonctionnement. 

On aborde généralement l’IA et la transformation numérique sous l’angle des compétences. Pour passer aux « compétences du futur », les études menées dans le secteur public mettent notamment en évidence l’importance d’appréhender la compétence dans son contexte organisationnel, en lien avec des situations concrètes de travail. 

Toutes les organisations publiques ne sont pas au même niveau d’avancement dans l’implantation de l’IA. L’intégration de l’IA passe souvent par un « cycle d’acceptation », qui varie selon les contextes et les modalités de conduite des projets. Du fait que la machine « commence à apprendre », elle peut également susciter une surcharge de travail pour les employés nonobstant le fait que la pérennité des solutions nécessite des mises à jour.

Un des leitmotivs au Québec est de miser sur l’IA « responsable », en respectant des principes éthiques. Une étude menée en 2022 dans une perspective internationale a permis de repérer les mesures publiques prises en matière d’intelligence artificielle dans 4 pays de l’OCDE, le Canada, les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni, ainsi qu’au niveau de l’Union européenne.

4. Transformations numériques et avenir du travail

Quelle place du travail dans l’industrie du futur ? Flore Barcellini propose une analyse critique constructive du programme d’accompagnement des entreprises engagé à partir de 2020 qui, selon elle, risque de conduire aux mêmes écueils que ceux déjà rencontrés dans les plans des années 80. Elle illustre la démarche de « design social » expérimentée à l’initiative de la CFDT dans la métallurgie, en décrivant le processus de recherche-action menée par l’équipe d’ergonomes du CRTD CNAM conjuguant une conduite de projet centrée sur le travail et les processus de dialogue social dans les entreprises.

Comment les technologies basées sur l’IA transforment-elles la nature du travail ? affectent-elles la santé psychologique des travailleurs ? Une revue de littérature de l’Université Laval a couvert une série de recherches empiriques réalisées depuis 2011. Elle montre que davantage de recherches empiriques sont nécessaires pour mieux comprendre les impacts potentiels de l’IA sur le lieu de travail et les travailleurs.

Dans le prolongement de cette présentation, Julie Dextras-Gauthier et Alain Marchand mettent en perspective la double potentialité de l’utilisation de l’IA. entre risques et avantages. 

Les transformations du travail par l’IA, entre subordination et libération : que retenir ? Yann Ferguson indique que les promesses de productivité de l’IA peuvent en fait être réduites par une « dette technologique » que les organisations vont être amenées à gérer. Généralement, les interrogations portent sur la manière dont un système d’intelligence artificielle va transformer le travail. S’appuyant sur l’observation - les tâches simples que l’on souhaite automatiser et les tâches complexes font en fait système - on constate aussi un mouvement inverse avec la réalité du déroulement du travail.