Industrie 4.0 Travail (transformation) Dialogue social Renouveler la place du travail dans les projets de transformations numériques à l’heure de l’industrie du futur Flore Barcellini Flore Barcellini Publié le 21/10/25 Sommaire Introduction Quelle place du travail dans l’industrie du futur ? Une analyse critique constructive Quelle place de l’humain dans l’industrie du futur ? La démarche de « design social » : une expérimentation pour les transformations numériques La proposition d’intervention La mise en œuvre de la démarche L'auteur Flore Barcellini est Professeure des Universités en Ergonomie, Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) & Centre de Recherche sur le Travail et le Développement (CRTD). L’ensemble des travaux de recherche menés par l’équipe du CNAM CRTD sont réalisés au sein d’entreprises et d’institutions, et répondent à des demandes soit sociales, soit d’entreprises et de groupes industriels. Fermer L'auteur Flore Barcellini est Professeure des Universités en Ergonomie, Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) & Centre de Recherche sur le Travail et le Développement (CRTD). L’ensemble des travaux de recherche menés par l’équipe du CNAM CRTD sont réalisés au sein d’entreprises et d’institutions, et répondent à des demandes soit sociales, soit d’entreprises et de groupes industriels. Introduction La première partie de cette présentation est centrée sur le programme « Industrie du futur » et questionne la place du travail versus la place de l’humain dans l’industrie du futur. Si le propos concerne le secteur industriel, il peut être généralisable au secteur des services, au secteur médical voire au secteur agricole. La seconde partie présente une recherche action au sein de l’industrie de « design social » qui porte sur la transformation du travail et le dialogue social. Quelle place du travail dans l’industrie du futur ? Une analyse critique constructive L’émergence de la notion d’industrie du futur marque une volonté politique de modernisation de l’outil productif français qui débute à la fin du XVIIIème siècle par la première « révolution industrielle », la mécanisation, et la mise en place d’une rhétorique autour des successives révolutions industrielles. Selon cette rhétorique, nous en serions à la 4ème révolution industrielle, celle des cyber-systèmes, qui intervient dans un contexte de transitions environnementale, énergétique et sociétale au niveau mondial, et de « crise du progrès »[1]. Avec le programme Industrie du futur[2], le discours politique semble insister sur le retard français sur ces questions de l’IA au cœur des cyber-systèmes. Très proche de celui qui a présidé aux grands plans des années 80, il présente le risque d’aller vers les mêmes écueils que ceux déjà rencontrés à l’époque. Spécificité française par rapport à d’autres programmes similaires dans le monde (Allemagne, Etats-Unis, Royaume Uni, Chine, Corée, etc.), la place centrale de l’humain est résolument affirmée dans la transition vers l’industrie du futur. L’usine du futur est présentée comme plus respectueuse de l’environnement, centrée sur l’humain, prenant en compte les attentes des collaborateurs, l’affranchissant des tâches pénibles et répétitives. Au service notamment du changement agile, Il est mis en avant que l’usine du futur se construit autour de l’homme et de ses savoir-faire, pour son bien-être, comme il est affirmé qu’elle permet le développement de ses compétences, de sa créativité, de ses talents et de son implication dans les décisions. Ce discours est marqué par le solutionnisme technologique au profit de l’homme au travail et ne tient pas à l’épreuve des réalités de terrain de recherche. [1] Formulé en référence à la critique de Saraceno, 2020. [2] Voir le plan national "10 000 accompagnements de PME françaises vers l’Industrie du Futur (2020 – 2022)" Quelle place de l’humain dans l’industrie du futur ? Les évolutions numériques sont a contrario, conduites de manière très technique avec peu de représentations des sciences du travail (sociologie des organisations, anthropologie du travail, psychologie du travail, etc.). Les acteurs de l’industrie du futur sont plutôt porteurs d’une rationalité technique (Ecoles d’ingénieurs, CEA, cabinets de conseil technique). Ainsi, derrière la digitalisation, se cache une collection de technologies hétérogènes[1] qui peuvent induire des prescriptions contradictoires sans que la complémentarité entre les différentes technologies ne soit pensée. Elles semblent provoquer également la rigidification du travail du point de vue du salarié, avec comme effet la subordination de l’homme à la machine. La confrontation à ces risques peut altérer la santé des travailleurs alors que ces technologies développées au sein des industries du futur sont présentées comme des remèdes aux troubles physiques, psychosociaux et/ou économiques sans que ces troubles ne soient analysés de manière systémique. Par exemple, le robot collaboratif (un bras avec plusieurs axes que l’on met sur une ligne de production) est présenté comme une mesure de prévention des troubles musculosquelettiques alors même qu’il reste parfois à l’arrêt sur la ligne de production, qu’il peut rajouter des contraintes, être trop lent et ne pas permettre de tenir les cadences de production. De ce fait, les questions soumises aux ergonomes ne sont pas en lien avec la place du travail, mais bien celles de l’humain au sein des usines du futur qui intègrent des cobots dans les chaînes de coopération. Ces questions renvoient, du coup, à celles, classiques : des formations nécessaires pour « préparer l’homme » à ces transformations organisationnelles bien spécifiques ; de l’acceptation du cobot par l’humain, car en effet, peut-on convaincre de la pertinence d’une telle technologie ou faut-il l’envisager comme le résultat d’une co-construction pour un usage pertinent ? ; de la modélisation de l’humain à des fins de conception, déjà tentée dans les années 80/90 sans véritable succès ; de la dimension collectives et organisationnelle du travail qui semble négligée au profit des seules interactions homme-machine individuelles au poste de travail. Quant au travail en lui-même, il fait les frais d’un discours bien rôdé sur l’évolution nécessaire des modes de conception et d’organisation qui s’appuie sur : le lean management dans le secteur industriel, comme un « outil d’excellence organisationnelle », nonobstant ses effets néfastes sur la performance et la santé des travailleurs ; la mise en avant de « l’innovation collaborative », alors que sont insuffisamment pensées la conduite collaborative des transitions, l’évolution des dimensions collectives et organisationnelles du travail et la place du dialogue social dans ces évolutions technologiques. [1] Cobotique et exosquelette, fabrication additive, big data, RFID, réalité augmentée et réalité virtuelle. La démarche de « design social » : une expérimentation pour les transformations numériques Dans le contexte de projets de recherche en cours sur l’industrie du futur et les transformations numériques du travail liées aux technologies numériques, l’équipe d’ergonomie du CRTD CNAM a été sollicitée par la CFDT Métallurgie dans le cadre d’un projet financé par le Fonds social européen (FSE). Il s’agissait de coupler une conduite de projet centrée sur le travail et les processus de dialogue social dans les entreprises. La démarche a été mise en œuvre en collaboration avec le cabinet Syndex. Figurait également dans le comité de pilotage du projet l’IPSI[1], l’UIMM et l’Alliance Industrie du Futur. La recherche-action a poursuivi 3 objectifs : faire des projets de transformations numériques une opportunité de développement d’un dialogue social « innovant » et paritaire, comme le souhaitaient la CFDT et l’IUMM ; contribuer au développement d’une démarche « innovante » de dialogue social intégrant les propositions de l’ergonomie de l’activité en termes de conduite de projet ; contribuer à la formation des représentants du personnel. [1] IPSI : l’Institut pour le Progrès Social dans l’Industrie La proposition d’intervention Il s’agissait d’une hybridation entre l’expertise « dialogue social » portée par Syndex et l’expertise d’ergonomie de conception portée par le CNAM. Il était proposé d’une part la construction d’un « accord de méthode », et d’autre part, une construction sociale de la démarche en impliquant les représentants des salariés, les salariés, l’encadrement, les directions. La démarche s’appuyait sur des diagnostics économiques intégrant les dimensions de l’emploi et du travail, et sur les apports de la simulation du travail comme moyen de vérifier des hypothèses et de faire émerger des solutions. La proposition consistait à passer d’une démarche classique, généralement très technique et séquentielle, basée sur une équipe projet dédiée au développement quasi exclusif de la transformation, à une démarche centrée sur le travail et mise en œuvre le plus en amont possible des transformations. En partant d’une décision d’intégration d’une solution robotique dont on fait l’hypothèse qu’elle est pertinente, le travail est mis en discussion avec l’ensemble des parties prenantes pour s’accorder sur la manière dont la transformation peut réellement s’opérer. La démarche a été proposée à une trentaine d’entreprises du secteur de la métallurgie. A partir de 2019, l’équipe du design social s’est alors rapprochée de délégués syndicaux, de fédérations patronales, de chefs d’entreprises et de DRH. La proposition n’a pas connu un franc succès, soit parce que les dirigeants pensaient qu’ils mettaient déjà en place une démarche participative, soit parce qu’ils considéraient que l’intervention aller donner un pouvoir trop important aux salariés, ou bien que les organisations syndicales seraient trop présentes. Au bout d’un an et demi, l’équipe a trouvé un groupe industriel, membre de l’IPSI, prêt à travailler avec elle sur cette expérimentation. La mise en œuvre de la démarche Elle s’est déroulée en plusieurs phases, d’octobre 2020 à juin 2022 : la co-construction des modalités d’implantation de la démarche lors d’une réunion de lancement avec toutes les parties prenantes, direction, représentants des salariés, salariés et membres de l’encadrement en lien avec le projet, et l’organisation impliquée dans la démarche, une vingtaine d’entretiens avec les représentants des différents métiers suivie d’ une phase de restitution collective malgré une période de suspension de la démarche liée à des enjeux d’externalisation d’une partie de l’activité sur le site. L’étape d’analyse des données de terrain a permis de formaliser quelques points saillants. Les entretiens montrent qu’avec l’introduction d’une nouvelle technologie, on passe d’une organisation complexe à une complexification des interactions sans que cela n’ait été réellement anticipé. Les analyses du travail[1] et les ateliers de simulations ont permis de mettre en lumière le travail tel qu’il se réalise et ses transformations par la technologie. L’activité de supervision se complexifie avec de nouvelles tâches ou des doubles tâches comme par exemple, gérer une panne tout en étant en réunion Teams. De fait, émerge la nécessité de plus de coopération entre les différents services, ce qui donne lieu, pour approfondir cette question, à la poursuite des ateliers de simulation et à l’élargissement des groupes de travail. C’est à partir de cette étape que toutes les parties prenantes sont pleinement convaincues du bien-fondé de la démarche et de l’intérêt d’intégrer le travail réel pour conduire la transformation. Elles ont concrètement constaté qu’elle leur permet de se projeter dans de nouvelles manières de faire. On peut retenir plusieurs résultats qui sont à mettre à l’actif de l’expérimentation pour l’équipe d’ergonomes et l’entreprise : une plus grande prise en compte des enjeux organisationnels et l’identification d’un besoin portant sur un nouveau métier ; le rapprochement de certains services entre eux, besoin qui n’avait pas été anticipé ; l’utilité du point de vue des partenaires sociaux de partir du travail réel pour conduire une transformation de ce type ; une évolution dans la compréhension des positions respectives des parties-prenantes et de leurs enjeux. Très appréciée par les opérateurs de terrain, la démarche s’installe naturellement, notamment à travers les retours faits par l’équipe d’expérimentation. Pour la partie syndicale, la démarche est apparue innovante et acceptée par l’entreprise, alors que jusque-là, la direction décidait plutôt seule de la mise en œuvre et les travailleurs rencontraient des problèmes pour atteindre les objectifs prescrits. Même si l’accord de méthode n’a pas pu être formalisé alors que l’organisation syndicale le souhaitait ardemment, la démarche a donné lieu à une participation importante des salariés et à des discussions collectives fécondes sur les transformations du travail. En outre, la démarche ayant été conduite avec une information régulière des organisations syndicales qui n’avaient pas souhaité participer à l’expérimentation, la participation d’une seule organisation syndicale n’a pas fait obstacle à son bon déroulement. [1] C’est-à-dire, analyser le travail tel qu’il se fait à partir d’entretiens sur l’activité et d’observations in situ. 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