• Usage de l'IA

  • Travail (transformation)

  • Santé au travail

Travail augmenté ou travail taylorisé : l’impact de l’IA sur la santé mentale des travailleurs

Publié le 21/10/25

L'auteur

Julie Dextras-Gauthier est Professeure agrégée, Département de management, Faculté des sciences de l’administration, Université Laval.

L'auteur

Julie Dextras-Gauthier est Professeure agrégée, Département de management, Faculté des sciences de l’administration, Université Laval.

Introduction

Financé par le CRSH[1] dans le cadre de subventions de synthèse des connaissances portant sur la thématique « compétences et travail à l’ère de l’économie numérique », un projet de recherche lancé en 2020 a associé la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval avec le double objectif d’explorer :

  • la façon dont les technologies basées sur l’IA transforment la nature du travail ;
  • comment ces changements technologiques affectent la santé psychologique des travailleurs.
     

[1] Conseil de recherches en sciences humaines du Gouvernement du Canada

La méthodologie mise en œuvre

Une revue systématique de la littérature a permis d'analyser de manière critique, de synthétiser et de cartographier les recherches empiriques existantes. L’approche a inclus 20 revues académiques. Les 10 meilleures revues en management et les 10 meilleures revues en gestion des ressources humaines/relations industrielles selon Clarivate’s Journal Citation Reports 2019, en retenant les études empiriques publiées après le 1er janvier 2011.

L’impact de l’IA sur l’emploi et la nature du travail

On sait que l’IA va bouleverser le marché du travail, les emplois, les professions, mais on ne sait pas vraiment la façon dont cela va se passer. Deux points importants sont spécifiques à ce que l’on nomme la 4ème révolution industrielle. 

Les changements technologiques vont être de plus en plus rapides et la technologie va prendre de plus en plus de place dans nos vies dans les prochaines années.

Alors que les précédentes révolutions industrielles ont essentiellement touché des emplois manuels, les emplois qui risquent d’être aujourd’hui touchés concernent ceux des travailleurs du savoir, professeurs, médecins, architectes, journalistes, les chercheurs…La technologie permet en effet de stocker, transférer et analyser beaucoup plus rapidement l’information, ce qui est l’élément le plus important de leur travail. De nombreuses tâches sont ainsi susceptibles d’être automatisées dans tous les secteurs, avec de nouveaux modèles d’affaire basés sur l’utilisation de ces nouvelles technologies. 7,7 millions d’emplois seraient concernés au Canada, 46% des emplois à Montréal et à Québec.

La littérature consacrée à l’impact de l’IA sur le marché du travail oppose deux courants d’analyse et deux points de vue.

Un point de vue pessimiste

L’IA va provoquer un chômage massif alors que le nombre de data scientists ne cesse d’augmenter. Plusieurs auteurs convoquent le concept de « création destructrice », qui fait référence au fait que certaines professions ou compétences vont devenir obsolètes et vont être remplacées par une alternative technologique supérieure. Cette 4ème révolution industrielle va faire apparaître d’importantes inégalités sur le marché de l’emploi. Les femmes semblent être plus exposées parce qu’elles occupent principalement des emplois de services, de bureau, administratifs pour lesquels de nombreuses tâches pourraient être automatisées.

Les travailleurs « seniors » vont également avoir de plus en plus de mal à se requalifier et retrouver un emploi compte tenu des compétences que demanderont les emplois du futur.

Un point de vue optimiste

 L’IA devrait créer des emplois sur le long terme. Avec le développement de nouveaux métiers comme les data scientists, certains auteurs s’attendent à un apport de 16 milliards de dollars pour l’économie canadienne et la création de plus de 16 000 emplois grâce aux investissements liés à l’IA. 

Ces nouvelles technologies sont également susceptibles de favoriser la croissance et la productivité, et contribuer à l’amélioration du niveau de vie. Devraient aussi apparaître des emplois qui offrent davantage de sens pour les travailleurs, davantage de tâches stimulantes et intéressantes, l’automatisation concernant des tâches répétitives à moindre valeur ajoutée. 

Si les études sont discordantes, elles démontrent que l’IA transformera en profondeur le marché de l’emploi. La certitude que l’on peut avoir aujourd’hui, c’est que l’IA va nécessairement engendrer une transformation des métiers et la répartition des tâches va être différente.

Certaines activités feront appel à des soft skills (empathie, jugement, leadership…) et relèveront exclusivement des êtres humains parce qu’ils possèdent des compétences qui leur donnent un avantage compétitif sur la technologie. D’autres tâches seront réalisées exclusivement par la machine, l’IA étant capable de traiter des données et de réaliser des prédictions de façon beaucoup plus efficace et rapide qu’un être humain.

D’autres activités seront hybridées en impliquant une plus grande collaboration entre l’humain et la machine. 

On peut s’attendre à un certain nombre d’avantages pour les travailleurs :

La suppression des tâches répétitives et dangereuses, ce qui pourrait diminuer le nombre d’accidents de travail, une diminution de la charge de travail grâce à l’automatisation des tâches qui devient un facteur de différenciation pour la compétitivité des organisations, l’apparition de nouveaux rôles au sein des organisations pour les professionnels RH par exemple dont l’expertise pourrait bénéficier du déploiement des technologies numériques.

A contrario, des études recensent des effets néfastes liés à l’introduction de l’IA dans les organisations :

  • une accentuation des inégalités dans la redistribution des richesses au sein des nations ;
  • une polarisation du marché du travail, et une précarisation des emplois ;
  • une standardisation des tâches ;
  • une perte de contrôle humain ;
  • et la multiplication du travail à la tâche qui manque de sens et d’intérêt pour les travailleurs. 

Face à cette révolution numérique, 3 grandes stratégies peuvent être mises en place par les travailleurs : « l’évitement » en développant des compétences qui différencient l’humain de la machine, comme l’empathie, les relations interpersonnelles…, la « collaboration » avec l’algorithme permettant une meilleure prise de décision basée sur des faits, et la « conception » en participant à la formation de l’algorithme.

L’impact de l’IA sur la santé psychologique des travailleurs

La recherche a recensé au départ 1241 études pour aboutir à en retenir 8 à partir de l’analyse thématique. Peu d’études ont donc été consacrées à l’impact psychologique de l’introduction de l’IA dans les organisations sur les travailleurs.

En termes de résultats, une étude réalisée en 2019 dans le secteur hôtelier montre que l’introduction de robots utilisant l’IA sur le lieu de travail peut provoquer de la détresse psychologique, de la frustration et de l’anxiété sur les travailleurs. Les auteurs expliquent que ce qui est en cause, c’est la perte d’expertise que ressentent les salariés face au progrès continu de la technologie sur le lieu de travail.

Ils démontrent également que les perceptions des employés à l'égard de l’IA sont un prédicteur significatif de leur intention de quitter l'organisation et même le secteur d’activité. Plus les employés perçoivent avec méfiance l’IA et plus l’intention de quitter est élevée.

La même tendance est observée dans les métiers de la finance et des assurances (dans les fonctions de services à la clientèle ou chez les techniciens en back office) où les technologies basées sur l'IA donnent aux employés un sentiment d'insécurité quant à l'évolution future de leur carrière au sein d'une organisation.

D’autres résultats portent sur le nombre d’heures travaillées et l’intensité du travail dans le cas du travail à la tâche (gig work[1]).

Si les travailleurs apprécient l’autonomie et la flexibilité offerte par le travail à la tâche, il ressort de la littérature que pour pouvoir gagner leur vie décemment, il leur faut travailler de longues heures au quotidien, le soir, la nuit, les week-ends, ce qui peut constituer une source d’épuisement à la longue. Les horaires de travail sont souvent irréguliers et imprévisibles.

Le rythme de travail est plus soutenu, les travailleurs devant gérer une multitude de clients dans des délais très courts et maximiser le nombre de tâches pour augmenter leurs revenus.

Dans le cas du travail de plateforme, le pouvoir donné au client à travers les systèmes de notation peut entraîner des conséquences dommageables pour des travailleurs. L’algorithme va attribuer les meilleures missions au prestataire le mieux noté. Le problème est que la satisfaction du client ou le fait de remplir les objectifs ne dépendent pas toujours du prestataire. Si l’on prend le cas des livreurs travaillant pour une plateforme, le restaurant peut avoir du retard dans la préparation des plats, ou bien il peut y avoir un problème de circulation sur le trajet…

Et, In fine, ces conditions de travail ont un impact sur la santé mentale des travailleurs.

Même si les preuves sous forme d'études empiriques sont limitées, les résultats obtenus démontrent que les organisations doivent tenir compte des employés lors de l’implantation de l'IA et pas seulement des aspects techniques d'une telle transformation.

L'ensemble de la littérature sur l'IA semble avoir négligé la façon dont l'IA affecte le rôle des employés, leur identité au travail et leur santé psychologique et ce, même si cette population est probablement la clé d’une implantation réussie de l'IA dans les organisations. La revue systématique réalisée montre que davantage de recherches empiriques sont nécessaires pour mieux comprendre les impacts potentiels de l'IA sur le lieu de travail et sur les employés.
 

[1] Notion utilisée dans le monde anglo-saxon qui désigne le travail à la tâche, le micro-travail ou le travail de plateforme 

Article précédent

Partie suivante

Ceci pourrait vous intéresser