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La grappe de l’intelligence artificielle à Montréal : émergence, acteurs et enjeux

Publié le 21/10/25

L'auteur

David Doloreux est Professeur titulaire, Département des affaires internationales, titulaire de la chaire en innovation et développement régional, HEC Montréal.

L'auteur

David Doloreux est Professeur titulaire, Département des affaires internationales, titulaire de la chaire en innovation et développement régional, HEC Montréal.

L’objectif de la présente étude (3) vise à décrire la grappe industrielle de l’IA à Montréal et analyser les facteurs qui ont favorisé son émergence. Elle s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche qui tente de répondre aux questions suivantes :

  • comment les nouveaux acteurs industriels émergents utilisent le système de relations préexistant dans les industries apparentées ?
  • quel rôle les principaux acteurs locaux jouent-ils en matière d'entrepreneuriat et de soutien à l'émergence de nouvelles industries ?
  • comment les acteurs mondiaux et les flux de connaissances globaux affectent-ils le développement de nouvelles industries ?
  • quel rôle les politiques et la coordination des politiques jouent-ils en faveur de ces activités ?

La notion de « grappe régionale »

On peut définir les grappes comme des concentrations géographiques d’entreprises et d’institutions interreliées dans un domaine particulier. Elles couvrent un ensemble d’industries connexes et d’autres entités importantes pour la compétitivité. Elles comprennent, par exemple, des fournisseurs de produits spécialisés, des services et des fournisseurs d’infrastructures spécialisées.

Les grappes vont au-delà des canaux de distribution et des consommateurs ; elles regroupent des fabricants de produits complémentaires et des entreprises liées par les compétences, la technologie ou des intrants communs.

Enfin, plusieurs grappes comprennent des institutions gouvernementales ou autres, telles que les universités, les agences, les instituts de formation et les associations d’affaires[1].
 

[1] Porter, 1998

Comment émergent les grappes ?

  • Les grappes industrielles peuvent naître de façon accidentelle ;
  • Les grappes émergent dans des lieux où il y a déjà une histoire et une culture, un passé sur lequel les nouvelles activités économiques peuvent s’appuyer pour émerger, se développer et croître ;
  • La présence d’une masse critique d’acteurs et d’organisations est cruciale pour faire émerger les grappes ;
  • L’émergence des grappes est tributaire d’interactions avec l’international.

Nous avons pu décrire un modèle idéal-type mettant en évidence une dynamique d’apparition et de développement des grappes.[1]

Une grappe se développe autour d’entreprises pionnières, de savoir-faire locaux spécifiques ancrés dans un territoire donné, sur lequel un ensemble de fournisseurs spécialisés et d’entreprises de services, vient par la suite se greffer au savoir fondé localement.

Le processus contribue à la densification des différents acteurs. On voit apparaître des organisations de soutien au développement de certains services, la création de nouvelles organisations au service des entreprises du cluster jusqu’à la création d’une masse critique.

Cette dynamique attire de l’extérieur d’autres entreprises, des travailleurs qualifiés (des talents). Elle aboutit à la création d’atouts relationnels non-marchands qui favorisent la circulation de l’information et des connaissances au niveau local.

L’étape suivante peut être une période de déclin du cluster si des situations de blocage interviennent.
 

[1] Doloreux, 2017 ; Isaksen et Trippl, 2016

Pour quelles raisons Montréal devient une place forte de l’IA ?

Des conditions pré existaient :

  • En premier lieu, un discours politique « favorable » 

Au Canada les gouvernements provinciaux ou fédéraux ont la volonté de mettre en place des politiques « de rattrapage » pour combler le retard technologique. Nous sommes très efficaces pour identifier les technologies, les développer et les financer publiquement ; nous le sommes moins pour les commercialiser.

Les pouvoirs publics voient l’IA comme une « bouée de sauvetage » grâce à laquelle on peut envisager un avenir prometteur. L’IA apparaît donc comme la pièce maîtresse – à l’instar des nanotechnologies d’il y a 20 ans ou des biotechs d’il y a 15 ans – porteuse d’une dynamique technologique et industrielle.

On cherche à cet égard à la présenter comme étant garante du succès des autres industries qui vont pouvoir intégrer cette technologie dans leurs modèles d’affaires. En outre, une telle politique est de nature à « sécuriser » un avantage face à la concurrence internationale. 

  • En second lieu, une forte expertise locale en matière de technologies de l’information

L’IA n’est pas une technologie complètement nouvelle à Montréal. Elle fait partie d’un sous-segment du secteur des technologies de l’information qui, depuis les années 2000, s’est développé comme un secteur plus ou moins autonome de la grappe des technologies de l’information.

  • Troisième considération, la volonté de promouvoir des secteurs porteurs

Montréal a mis en place il y a une vingtaine d’années un programme articulé autour de 10 grappes métropolitaines. Partant du principe que la compétitivité régionale s’appuie sur une concentration de secteurs dynamiques, on va chercher à les soutenir, les stimuler pour en assurer le développement.

  • Enfin, la présence d’un écosystème dynamique

Montréal rassemble une concentration importante de talents, de savoirs et d’activités scientifiques avec un grand nombre d’organisations de soutien. Ces organisations deviennent de plus en plus importantes dans la mesure où elles servent de pont entre le privé et la recherche.

Aujourd’hui, quatre conditions sont réunies et permettre d’expliquer l’émergence de l’IA à Montréal :

  • les talents

Montréal concentre un bassin important de chercheurs spécialisés en IA et surtout dans le deep learning. Nous avons les principaux pionniers de l’IA, des chercheurs de renommée mondiale : Yoshua Bengio (UdeM), Joëlle Pineau (McGill), Doina Precuo (McGill), Andrea Lodi (Polytechnique)…

Leur présence attire les chercheurs et les étudiants en IA qui vont former une communauté, créer une masse critique. 

  • les infrastructures de recherche et de soutien 

Depuis 2016 les infrastructures de recherche et d’appui à l’industrie se développent de manière exponentielle, avec un modèle d’activité qui participe à l’émergence de l’IA. Ce modèle repose sur une infrastructure de recherche (IVADO, Mila, l’OBVIA), une infrastructure de soutien (Scale AI: supergrappe de chaînes d’approvisionnement axées sur l’IA) et une infrastructure de soutien à l’écosystème de startup en IA (Creative Destruction Lab, NextAI, Stradigi ventures).

  • Les politiques et les investissements publics

 Les trois niveaux, fédéral, provincial et municipal participent activement à la définition de politiques et de programmes de soutien à l’industrie. Les politiques se sont adaptées à l’émergence de l’IA avec des investissements majeurs[1].

  • La présence d’entreprises étrangères, avec le soutien de Montréal international

L’arrivée de grandes multinationales alimente le processus de densification du nombre d’organisations au sein d’une grappe émergente. Les entreprises locales bénéficient de l’expertise et du savoir-faire de ces grands acteurs mondiaux et cela créé autant d’atouts relationnels qui peuvent contribuer à la création de nouvelles connaissances et de nouvelles technologies.

On peut en déduire différentes interprétations :

Aucun facteur bien sûr n’explique à lui seul l’émergence de l’IA à Montréal. Plusieurs dimensions sont à prendre en compte.

Montréal bénéficie d’une solide base de connaissances dans le secteur des technologies de l’information qui a permis l’éclosion de ce sous-segment au niveau de la recherche opérationnelle et du deep learning.

Un ensemble d’activités et d’organisations se sont créés en parallèle avec des entrepreneurs clés qui ont contribué à l’éclosion du secteur.

Il ne faut pas négliger le rôle des acteurs mondiaux et leur intégration au niveau local. Leurs laboratoires de recherche viennent alimenter la base de connaissance et les processus d’échanges entre les différents acteurs. 

Les acteurs institutionnels et les initiatives politiques à différentes échelles ont également joué leur rôle pour favoriser le développement de l’IA.

L’exemple de l’IA à Montréal démontre en définitive que la naissance d’une grappe industrielle n’est pas un phénomène isolé, mais plutôt basé sur les relations entre différents acteurs, des processus et des communautés qui œuvrent à différentes échelles géographiques.

 

[1] Fonds d’excellence Apogée, stratégie pan-canadienne en IA et supergrappe Scale AI au niveau fédéral (2016, 2017, 2018), fonds pour l’adoption de l’IA, création de la grappe de l’IA pour le Québec (2017, 2019)

L’IA à Montréal : l’envers de la médaille

Quand on regarde le réseau des acteurs de l’IA à Montréal, on se rend compte qu’un nombre extrêmement limité d’entreprises participent à la construction et au fonctionnement de l’industrie. Ces acteurs sont fortement connectés les uns avec les autres, laissant un peu à la marge les autres acteurs de l’IA. Ce nombre très limité d’organisations et d’individus créé un lobbying extrêmement fort et les questions politiques sur le sujet sont fortement influencées par ces individus. 

Nous assistons à la création d’une nouvelle bulle économique et à une promesse de croissance économique, que nous ne savons pas vraiment capter, mesurer, ou diffuser. 

Se dirige-t-on vers un système économique et scientifique à deux vitesses ? Avec des acteurs qui bénéficieraient de subventions et qui seraient capables de proposer des salaires avantageux, de produire une valeur ajoutée plus importante en fonction de leur capacité à se positionner pour obtenir des fonds disponibles par rapport à d’autres secteurs d’activité qui se retrouveraient en retrait.

 Certes, l’IA joue un rôle important mais faut-il pour autant négliger l’ensemble des segments industriels qui ne sont pas totalement intégrés au process de l’IA et qui ne peuvent pas se qualifier pour obtenir des fonds publics ?

Au niveau de la recherche scientifique, la part des investissements publics devient rapidement fragmentée entre les chercheurs qui se qualifient aux financements, versus ceux qui ne se qualifient pas. Un problème important peut se poser dans la mesure où, dans une vision à court terme, les financements publics deviennent de plus en plus rares pour la recherche fondamentale et sont dirigés vers une activité précise ou un segment de marché précis.

Avec une culture à caractère international à Montréal sommes-nous en passe de reproduire localement le modèle de la Silicon Valley, avec son succès mais aussi ses effets pervers ? Une évolution conduirait à :

  • une compétition locale du travail au niveau des talents, des ressources et des salaires ;
  • une capacité limitée de la grappe IA de Montréal à produire différemment de la concurrence ;
  • des investissements publics qui profitent principalement au secteur privé (notion « d’écosystème prédateur ») ;
  • un exode des jeunes talents locaux difficile à freiner (l’exemple de la vente d’Element AI à la compagnie américaine ServiceNow) ;
  • l’absence de réponses aux questions sociales et d’équité au sein des populations (gentrification des quartiers).

Mise en perspective

Montréal a aujourd’hui trouvé une vitesse de croisière importante en matière de croissance économique, qui suscite un réel engouement. Il faut maintenant savoir ce que l’on cherche à créer et quelles retombées escompte-t-on à travers le financement et l’appui de ce type d’activité ?

A travers d’autres travaux que nous avons réalisés, nous avons cherché à comprendre la relation entre la grappe de l’IA à Montréal et d’autres grappes. La configuration idéale d’une grappe à l’échelle métropolitaine est peut-être une interconnexion de plusieurs grappes où les technologies seraient complémentaires. 

Nous avons ainsi cherché à comprendre les relations entre l’aérospatiale, les technologies de l’information, l’IA, la santé. Nous avons observé que des relations importantes se créent dans les différents segments de ces secteurs. Ce qui est intéressant en matière de politiques publiques, c’est de se demander s’il est encore pertinent de s’attarder sur la grappe comme étant un outil de développement économique, ou s’il ne faudrait pas davantage s’attarder sur les technologies dans lesquelles différents secteurs ou industries peuvent avoir des intérêts communs et sur lesquels ils vont être amenés à collaborer.

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